Milice « anti-casseurs » à Lorient : malgré les images et témoignages, le procureur classe l'affaire

Milice « anti-casseurs » à Lorient : malgré les images et témoignages, le procureur classe l'affaire

Il y a un peu plus d'un an, des manifestations avaient éclaté à Lorient suite à la mort du jeune Nahel, à Nanterre, le 27 juin 2023. Étaient alors apparus des personnes masquées, prêtant main forte à la police, tabassant et interpellant de présumés « émeutiers ». En dépit de plusieurs témoignages, le parquet de Lorient, saisi d'une enquête, vient de classer l'affaire.

Tout ça pour ça : circulez, il n'y a rien à voir, dit en substance le procureur de Lorient. Un an d'enquête pour un classement sans suite. Malgré de nombreux témoignages allant dans ce sens, il n'y a pas eu, selon le parquet, de constitution d'une milice organisée et coordonnée en amont pour réprimer les « émeutes » survenues dans la ville du Morbihan. Si de mystérieuses personnes sont bien intervenues pour empêcher la commission d'infractions, et éventuellement appréhender leurs auteurs, elles l'ont fait « spontanément », sans violences, et sans organisation en amont.

Les faits remontent au 30 juin 2023. Nous sommes 3 jours après la mort du jeune Nahel à Nanterre, abattu par un policier. Des révoltes commencent à éclater un peu partout en France, et la police, alertée par ses Renseignements territoriaux (anciens RG), qui ont intercepté des messages sur les réseaux sociaux, sait que le mouvement risque de gagner la ville bretonne ce week-end là. Dans la soirée entre 100 et 120 jeunes se rendent dans le centre-ville et commencent à cibler des commerces. Après des heures de situation chaotique, la police parvient à rétablir le calme.

Mais dès le lendemain, des témoins affirment avoir vu des civils, masqués, prêter main forte à la police. La rumeur enfle : la presse locale émet l'hypothèse de la constitution d'une milice d'extrême droite, peut-être en partie composée de fusiliers marins, formés à l'école nationale de Lorient. Aucune victime n'a porté plainte, mais trois parlementaires LFI ont fait un signalement au procureur. Celui-ci a ouvert une enquête pour voir si une milice illégale était intervenue ce soir là. Ses conclusions, publiées le 15 juillet, sont sans appel.

« Aucun mouvement organisé, piloté ou commandé », susceptible d’avoir constitué « une milice » n'était intervenu cette nuit-là, écrit le magistrat, mais seulement « quelques jeunes », visiblement « du côté de l’ordre », « sans leader », « agissant de façon ponctuelle, sans sembler suivre aucune directive particulière, ni commettre d’exactions, mais intervenant pour éviter que certaines soient commises ». Le maire UDI (centre droit) de la ville, Fabrice Loher, se félicite immédiatement du classement de l'affaire, et s'en prend à la gauche. « Milice ou brigade anti-casseurs, rien de tel n'a été identifié, n'en déplaise à l'extrême gauche, toujours prompte à s'attaquer à ceux qui défendent l'ordre républicain ».

En somme, ce soir-là, il n'y aurait eu que de braves gens agissant individuellement et spontanément par pur civisme. Problème : ces conclusions ne collent pas avec de nombreux témoignages que nous avons recueillis.

Des témoignages qui contredisent la version du procureur

Un petit rappel juridique s'impose : l'article 73 du code pénal autorise tout citoyen à interpeller en flagrant délit quelqu'un ayant commis une infraction, et de le remettre aux forces de l'ordre. En revanche, la constitution de groupes dans le but de réprimer des manifestations, ou tout simplement de ramener l'ordre, peut être considérée comme une « immixtion de fonction publique », passible de trois ans d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende. Et bien sûr, tabasser un délinquant est illégal.

Une vidéo, publiée sur les réseaux sociaux, montre des personnes non identifiées frapper des manifestants présumés, sous le regard impassible des policiers.

Des personnes cagoulées, organisées en groupe, frappent des individus dans les rues de Lorient.
Images TikTok

Toute la question est de savoir si l'intervention de ces inconnus était spontanée ou organisée. Kevin, militant de gauche, a assisté aux premières interventions de ces mystérieux civils . « Une centaine de manifestants s'étaient regroupés à proximité du Mac Do, raconte-t-il. A 100 mètres de là, je vois un groupe masqué qui se forme entre 20 et 30 personnes. Ils avancent très calmement et très organisés, en rangs et au pas, comme des professionnels de la sécurité. Puis ils foncent dans le tas pour les disperser. J'ai vu un grand costaud, crane rasé, frapper un jeune qui s'était attardé et enlever ses chaussures. La police n'était pas encore arrivée. La quasi totalité avait le visage masqué. Ils avaient des serre flex et ont menotté certains jeunes avec. A priori, quand vous vous baladez le soir, vous n'avez pas ce genre de choses sur vous. Ça n'avait rien de spontané ».

Victor, un jeune photographe amateur, est arrivé sur place un peu plus tard, vers 23 h, alors que la manifestation se poursuit, et confirme : « J'ai d'abord remarqué la présence de figures locales de l'extrême droite, qui observaient ça de loin. Il y avait notamment Stéphane Zagradsky, membre du syndicat étudiant UNI, et responsable de Reconquête (parti d'Eric Zemmour, ndlr) à Lorient. Puis en m'approchant des manifestants, j'ai vu des civils en action agir aux côtés des policiers, les devançant même, en chargeant avant les forces de l'ordre. La BAC (brigade anti criminalité) était là aussi, et faisait des allers et retours entre les civils masqués et les forces anti émeutes. Il semblait y avoir une concertation ». Lui aussi a assisté à un tabassage : « Ils ont frappé très violemment un mec avec une béquille qui d'après ce que j'ai vu, n'avait rien fait de répréhensible ». Victor a eu le temps de prendre une photo, montrant effectivement un jeune à terre, sa béquille à ses côtés, entouré d'hommes masqués, qui viennent visiblement de le faire tomber.

Au sol, un homme, avec sa béquille à ses côtés. Selon un témoin, les deux personnes positionnées autour de lui l'ont violenté.
Image DR

Des militaires dans la milice ?

D'autres clichés pris par Victor montrent des hommes masqués agir tranquillement aux côtés de la police. Beaucoup se dissimulaient le visage avec des cache-cou, selon Victor. « Difficile de croire que c'était spontané. Nous sommes début juillet, aucune raison de sortir avec ça le soir ». Et surtout, le jeune homme a remarqué un détail important : « plusieurs d'entre eux avaient des cache-cou kakis, semblable à ceux des fusiliers marins ». La ville abrite en effet quelques 4 000 militaires de ce corps d'élite, et sur les réseaux sociaux, certains se seraient vantés d'être intervenus le soir de la manifestation. Pure vantardise que rien ne vient étayer, selon le procureur. Pourtant sur plusieurs photos de Victor, on distingue nettement un homme, le visage dissimulé derrière un cache cou kaki.

Sur la gauche de l'image, un homme avec un cache-cou kaki qui ressemble à ceux utilisés par les fusilliers marins, très nombreux dans la ville de Lorient.
Image DR

Victor affirme lui aussi avoir vu les civils cagoulés menotter au moins un homme et le remettre à la police. Hamid, un jeune qui était sorti ce soir là avec des copains mais qui assure n'avoir nullement pris part à la révolte, a lui aussi eu affaire à ce que beaucoup à Lorient appellent la milice. « Ils sont arrivés vers moi, masqués, et m'ont demandé mes papiers, comme si c'était la police. J'ai refusé, ils m'ont alors arraché mon sac et bousculé, déchirant ma veste. Ils étaient au moins une vingtaine, j'ai crié que je n'étais pas un émeutier, ils ont fini par partir. Ils m'ont visé moi, car je suis racisé ». Le copain qui l'accompagnait confirme : « moi qui suis un bon Français bien blanc, ils ne m'ont pas ciblé, et j'ai pu m'échapper ». Hamid n'a pas porté plainte : « à quoi bon ? Ils étaient de mèche avec la police, ça n'aurait rien donné ».

Un autre homme racisé, qui sortait éméché d'un bar, a lui aussi été confondu avec un émeutier. Contacté par Blast, il nous confirme avoir été pris à parti 20 à 30 personnes, et « frappé pendant plusieurs minutes ». En état d'ébriété avancé, il a été mis en garde à vue et placé en cellule de dégrisement, avant d'être relâché sans poursuites. Mais il ne souhaite pas s'étendre davantage : « je n'ai pas porté plainte, je ne veux pas avoir des problèmes », nous lâche-t-il, avant de raccrocher.

Des militants de Reconquête parmi les miliciens ?

D'autres éléments laissent penser que l'intervention des civils était bien plus préparée que ne le croit le procureur, et peut-être en lien avec des militants d'extrême droite. Stéphane Zagradsky, membre du syndicat étudiant UNI, et responsable local de Reconquête, a pris la pose au centre ville, le soir de la manifestation, avec Régis le Gall, candidat Reconquête dans la 3ème circonscription du Morbihan aux législatives de 2022, dans le centre ville de Lorient. Ce dernier affirme être venu « prendre la température des émeutes de Lorient ».

Un troisième, casquette vissée sur la tête, est à côté d'eux : il s'agit de Maximus Besta, un militant d'extrême droite pro russe, ancien membre du groupe Telegram aujourd'hui fermé Français Deter, où s'échangeaient propos racistes et menaces contre les militants de gauche, avec parfois publications de leurs adresses. Peu avant la révolte, Besta a monté un nouveau groupe Telegram, Brigade nationaliste. Le lendemain de la manifestation, Besta signale que « des individus cagoulés se présentant comme une brigade anticasseurs ont procédé à des interpellations sauvages (…). Ils mettaient des serre-flex aux poignets de certains jeunes avant de les remettre à la flicaille ». Au fil des messages sur le canal, certains sympathisants affirment être « chauds » pour rejoindre les anticasseurs le soir-même.

Des militants d'extrême droite ont-ils prêté main forte à la « milice » ? Stéphane Zagradsky, le représentant local de Reconquête, était à l'époque ASVP (Agent de surveillance de la voie publique, sorte de policier stagiaire). Le soir des événements, il n'était pas en service, mais, sur Instagram, il se vante d'être venu aider ses collègues à réprimer la manif. Le 1er juillet, après l'apparition de la « milice » la nuit précédente, il diffuse une photo où on le voit accompagné de Le Gall et Besta, avec ce commentaire : « même hors service, ça aide les collègues forces de l'ordre ». Au bas de la publication, une autre photo prise de nuit, avec trois hommes masqués dans la pénombre, dont l'un porteur d'un bâton.

Le reponsable local de Reconquête Stéphane Zagradsky (en haut à gauche et en bas à droite sur l'image), accompagné de ses amis, se félicite de "l'opération" menée le 30 juin 2023 contre des manifestants. Le même trio est-il celui cagoulé et armé d'un baton ?
Image compte Instagram Zagradsky

S'agit-il de Zagradsky et de ses camarades de Reconquête ? La corpulence de deux d'entre eux apparaît compatible avec celles de Besta et Zagradsky, mais impossible de trancher : contacté par Blast, Stéphane Zagradsky n'a pas souhaité répondre.

Crédits photo/illustration en haut de page :
Diane Lataste