Qui veut se souvenir d’Ari Boulogne ?

Qui veut se souvenir d’Ari Boulogne ?

Ari, qui avait pour mère Nico, la chanteuse du Velvet Underground, et comme « père putatif » Alain Delon est décédé d’une overdose le 20 mai dernier. Les conditions obscures et tragiques de sa mort, comme leur traitement médiatique, ont choqué Daniel Mallerin qui révèle avoir été la plume du livre d’Ari, L’amour ne ment jamais (Pauvert, 2001) et lance ici un appel pour la réédition de ce livre à laquelle il s’était lui-même opposé au moment de sa parution. Paradoxe étrange propre à un non moins étrange destin qui a alimenté les tabloïds comme la légende Nico-Velvet Underground-Andy Warhol, ainsi que la filmographie de Philippe Garrel, et fait l’objet du film Nico Icon réalisé par Susanne Ofteringer (1995).

Couverture de L'amour n'oublie jamais, Ari.
Editions Pauvert

Sa mort fut si cauchemardesque qu’il m'a fallu un peu de temps pour me livrer au devoir de mémoire qui suit. Mais auparavant, je veux adresser mes condoléances à ses deux enfants, que je ne connais pas, et à toutes les femmes de sa famille qui l’ont aimé et dont j’ai toujours su l’importance : sa tante Didi (Paule-Edith Boulogne) et sa fille Marie, ainsi que sa cousine Christine Arnold. Je partage votre chagrin comme l’effroi de sa mort.

Face à la misère des commentaires, à la pollution des contre-vérités et à la puissance de l’amnésie, mon devoir consiste à rappeler l’existence de son livre qui est sans aucun doute l’empreinte la plus juste de sa triste destinée, de sa quête d’absolu et de sa soif de réparation. Puisse-t-on se souvenir d’Ari à sa lecture et non pas à travers ce qu’ont rapporté de lui les médias à la suite de sa mort atroce ! Puisse-t-on le lire comme on écoute un disque de Nico, comme on revoit un vieux film de Delon ou de Philippe Garrel ! Le « blues » d’Ari Boulogne – je préfère l’appeler de cette façon – doit prendre sa place dans la mosaïque Pop créée autour de Nico par Warhol et le Velvet Underground, qui plus est sous l’éclairage poétique de l’œuvre cinématographique de Philippe Garrel.

Seule une poignée de personnes réaliseront le paradoxe de mon appel : le jour même de sa publication, en 2001, j’ai interdit sa réédition en livre de poche que j’appelle aujourd’hui de mes vœux. En voici l’explication :

J’ai été la plume de ce livre et je romps le pacte du silence pour tenter de le sauver de l’oubli et, par là, restaurer la dignité que l’on doit à la mémoire d’Ari.

Peu avant sa publication, la directrice des Editions Pauvert, succursale de Fayard, en avait modifié quelques passages et ajouté un épilogue dans le plus pur style Gala. Elle avait agi dans mon dos et parié que je m’écraserai. Pari perdu. Naufrage pour tous. Un de plus pour Ari.

J’ai intenté un procès contre la maison d’édition que j’ai gagné haut la main face à l’avocat le plus réputé dans le milieu du livre, c’est dire combien l’éditrice avait agi à la hussarde. La traitrise n’était pas seulement littéraire ou esthétique (au regard de l’univers de Nico qui imprègne notre livre), elle obéissait à des motifs minables, elle était violente et cynique.

Ari était une personne très friable et manipulable, l’éditrice, une dominatrice sans foi ni loi, une comploteuse professionnelle. La violence de ses manœuvres aura pulvérisé le rôle essentiel que je m’étais attribué : préserver Ari de tous les risques qu’il aurait à encourir à la publication du livre. Il serait forcément interprété comme une adresse à Delon, et c’était vrai. C’était le jeu, c’était le blues d’Ari. Nous avions le sincère espoir d’atteindre sa sensibilité. N’ayant jamais eu qu’une seule conversation – incohérente – avec son père, il allait pouvoir enfin lui offrir la possibilité de connaître toute son histoire et par là aboutir à la reconnaissance de son identité et de sa dignité. Il n’en fut rien. Ari aura dû jusqu’à la fin supporter l’indicible culpabilité de la trahison à laquelle l’avait acculé l’éditrice. Je ne l’ai jamais revu et rien su de sa vie ultérieure.

J’ai vainement espéré qu’il se ressaisisse mais, trop orgueilleux, il s’est enfermé dans une obstination semblable à celle de son père dans son refus des tests ADN. L’orgueil était chez Ari une source de résistance que, même mal employée, je devais respecter pour sa reconstruction possible. De toute façon, il a toujours été impossible à qui que ce soit d’en vouloir de quoi que ce soit à Ari. Son ingratitude colossale était une part de sa folie. Fermez les débats.

Plus de vingt ans ont passé. Cependant, un mois avant son décès, j’ai écrit à Isabelle Saporta, Pdg de Fayard, pour lui indiquer que je voulais lever l’interdiction de la réédition en poche et le faire savoir à Ari. Je n’avais toujours aucune nouvelle de lui mais, pour la première fois, des mauvais pressentiments. A ce jour, je n’ai toujours pas eu de réponses à mon mail, ni au second envoyé peu après l’effroyable nouvelle, espérant que ses deux enfants soient informés de ma démarche.

Je connaissais Ari depuis longtemps, l’ayant rencontré alors qu’il était encore un gamin. Un de mes meilleurs amis, Bernard Soubrier, s’était marié avec Paule-Edith Boulogne, la sœur de Delon et, c’est chez eux que j’avais vu Ari pour la première fois.

Nico, avais qui j’étais par ailleurs ami n’a pas tardé à le savoir et me charger de lui transmettre des messages puisqu’on lui avait interdit de le voir (cf. L’enfant secret de Philippe Garrel). Ceux qui ont connu la chanteuse imagineront sans mal la manière dramatique avec laquelle elle me confia la mission et subséquemment la gravité avec laquelle je m’en étais acquitté. Nico était toujours en quête, sinon d’un sauveur, d’un parent de substitution susceptible d’atténuer la douleur de la situation. Le lien entre nous trois s’installa de cette manière et perdura au-delà de sa mort, jusqu’à la publication du livre.

A sa majorité, Ari vint aussitôt me voir pour retrouver sa mère. Dès lors, sa vie put se confondre avec la sienne - cette vie 100% Rock’n Roll qui est racontée dans le livre et qui en réalité était entrecoupée par des séquences (non racontées) où il fallait secourir Ari, accro et dans la dèche. C’est de cette façon que cahin-caha j’ai continué de remplir ma mission, mais autant que beaucoup de personnes que rencontrait Ari sur son chemin et qui toutes espéraient que le miracle de réparation puisse se produire, qu’il se soigne, prenne son envol, devienne adulte.

C’est dans ce même état d’esprit que lui ai proposé d’écrire ce livre. Le projet s’accordait d’autant plus naturellement à mon biotope culturel que Ari appréciait les livres que j’avais publiés. De surcroît, j’avais négocié avec Pauvert la publication simultanée d’un recueil de poèmes de Nico : Cible mouvante – que nous considérions comme le sceau de notre aventure amicale et littéraire.

Je ne veux rien dire du contenu de notre livre mais souligner que nous y avons travaillé longuement à commencer par les innombrables heures d’enregistrement où il me fallait l’aider à recoller les morceaux des histoires folles qu’il avait vécu et dont il se souvenait par bribes désordonnées. Parfois il ne parvenait pas à distinguer le souvenir des choses réelles de celui de ses délires. Le pari ou pacte de sincérité engagé avec Ari exigeait donc beaucoup de travail et il fut avant tout d’ordre psychique.

Par sa sincérité, le blues d’Ari coupe court à toute spéculation fumeuse, à toute contre-vérité. Ari a tout mis de lui dans ce bouquin, tout ce qu’il pouvait avouer, et ce tout pouvait se résumer à la souffrance de son écartèlement entre sa mère héroïnomane et son père « putatif » comme l’écrivent les journalistes. A ceux-là, je voudrais dire que je n’ai jamais rencontré qui que ce soit connaissant Ari que ce terme, cette hypothèse, n’ait pas fait rire ; aucune personne, même la plus sceptique, qui n’ait douté de sa dramatique paternité, et plus encore ceux qui avaient connu Nico et la savaient incapable d’un pareil machiavélisme. De même je n’ai jamais vu quelque personne sensée, connaissant bien le sujet, qui accable Alain Delon plus que de raison (laquelle recommandait tout simplement un test ADN). Ce n’était pas non plus le cas d’Ari, dont la gêne et la maladresse pour en parler ne dissimulaient pas la détresse vers laquelle convergent tous les chapitres de son livre. Je souhaite qu’il soit vite réédité malgré ses détournements (à la marge). Pourquoi pas en compagnie des poèmes de Nico ?

Je songe à ceux qui s’inquiètent de savoir si Ari puisse être enterré à ses côtés. 

Crédits photo/illustration en haut de page :
Morgane Sabouret