Manuel déterre, pour une agriculture féministe et paysanne

Manuel déterre, pour une agriculture féministe et paysanne

Manuel déterre est une série de cinq portraits audio qui enquête sur les parcours et les réalités matérielles des femmes et minorités de genre qui s’engagent dans des trajectoires agricoles aujourd’hui en France. Celles non issues du milieu ou réduites au statut de « fille de » ou « femme de », celles qui n’auront pas d'héritage, les racisées, les pas hétéro, celles dont le corps n’est pas performant, celles qui refusent la production intensive, celles qui s’installent seules ou en collectif, celles qui quittent la ferme puis y reviennent des années plus tard. Cet article est une introduction à la série : il revient sur l’invisibilisation historique des femmes dans le monde agricole, les obstacles qu’elles rencontrent toujours pour accéder à la terre, et la manière dont leurs choix et leurs pratiques participent aujourd'hui à modeler d’autres horizons sociétaux.


La question agricole, et la question des terres doivent s’envisager comme un nœud, un point d’acupuncture : beaucoup de choses s’y condensent. Notre avenir dépend des choix que nous ferons quant à l’accès à la terre, aux formes de propriété, à la manière de les cultiver et aux multiples façons dont nous allons tisser, retisser des liens dans les territoires.

Le milieu agricole est souvent dépeint de manière caricaturale. Les ruralités sont peu connues en leur dehors et n’ont souvent de place dans les médias que de manière folklorisée ou lorsque des résultats d’élections révèlent des votes xénophobes en masse.

Qu’avons nous à réparer et à guérir de notre lien aux mondes agricoles ? Comment s’attacher à la terre aujourd’hui ?

L’histoire contemporaine des femmes rurales est surtout celle d’un détachement du milieu agricole, entre arrachement et émancipation d’un monde en pleine mutation productiviste. Dès les années 50-60, le progrès s’appuie sur une mécanisation à marche forcée et une diminution drastique des paysan·nes. Seul demeure l’aîné de la fratrie, héritier des terres et du corps de ferme, sur son tracteur dans des champs toujours plus grands, immensités où les arbres deviennent rares. Les sœurs quittent alors le milieu poussées à travailler à l’usine, à faire des études ou à s’engager dans la fonction publique. Celles qui restent épousent généralement un agriculteur et deviennent dès lors les invisibles « femmes de », dont le travail n'est ni rémunéré ni reconnu jusque dans les années 80 (1). Il faudra plusieurs décennies de mobilisations et d’évolutions sociétales pour qu’elles grapillent peu à peu un statut, des droits sociaux, et une reconnaissance à part presque égale avec leur conjoint dans l’exploitation agricole.

Puis, vient ce mouvement de résurgence, observable depuis les années 2000, de « retour à la terre », tandis que s’affirment des préoccupations féministes, écologiques et de souveraineté alimentaire. Un mouvement en grande partie opéré par des femmes qui (re)viennent aux métiers agricoles, avec un bagage neuf, des pratiques importées de l’extérieur et des convictions nouvelles. Ce mouvement d’installations de personnes souvent « non issues du milieu agricole » transforme fortement certaines campagnes, non sans soulever des enjeux de gentrification rurale, comme nous l’aborderons dans certains épisodes.

Les femmes dans l’agriculture : les héritières d’une longue invisibilité dont elles ne sont pas encore sorties...

Les agriculteur·ices représentent aujourd’hui 1,5 % de la population active. On estime qu’un quart d’entre eux va partir à la retraite dans les 5 ans à venir, posant là un véritable enjeu quant à la reprise de ces fermes : elles pourraient bien être avalées par des exploitations plus grosses ou rachetées par des sociétés multinationales, faute de repreneur·euses.

Le dernier recensement agricole réalisé en 2020 dénombre 130 200 femmes cheffes d’exploitation ou co-exploitantes en France, représentant 26% (3) de l’ensemble des exploitant·es agricoles. Leur nombre est stable depuis 20 ans avec une légère tendance à la baisse signe, contrairement à ce qu’une plus grande médiatisation pourrait faire croire, d’un léger recul de la féminisation de l’agriculture.

Un cinquième des fermes françaises seulement est dirigé uniquement par des femmes et dans les 3/4 des cas, il s’agit de petites ou de très petites exploitations. Autre fait notable, elles deviennent cheffes plus tardivement en moyenne que les hommes et sont davantage diplômées (4) que leurs aînées et leurs homologues masculins.

Elles sont aussi plus souvent en couple avec un homme qui travaille sur une exploitation agricole et détient le statut de chef d’exploitation, que l’inverse.

Les femmes sont encore souvent considérées comme des « assistantes » ou des « aides familiales » qui viennent pallier les besoins de leurs maris. Leur rémunération est alors une variable d’ajustement en fonction des aléas climatiques et économiques. Pour preuve : parmi les « femmes d’agriculteurs », elles sont encore 25 000 conjointes-collaboratrices, un statut précaire créé en 1999 qui n’offre droit à rémunération que selon le bon vouloir du chef d’exploitation (mari ou concubin), et ne permet qu’une cotisation minimale à la sécurité sociale. Il est enfin estimé qu’aujourd’hui 132 000 femmes participent de manière directe ou indirecte au bon fonctionnement d’exploitations agricoles sans statut ni rémunération (5). Elles sont donc encore nombreuses à contribuer à l’agriculture française en toute invisibilité.

Agricultrices ou paysannes, selon le nom qu’elles se donnent elles-mêmes en lien avec leurs appartenances politiques et syndicales, elles sont présentes dans toutes les productions mais particulièrement dans certaines filières d’élevage (chevaux, ovins-caprins, vaches laitières) et en viticulture. Elles sont singulièrement présentes dans l’agriculture biologique et en circuits courts : elles assurent un tiers de la production biologique, favorisent des productions diversifiées et n’hésitent pas à développer d’autres fonctions que celles de productions tel l’accueil social à la ferme. Plus qu’à leur tour, elles contribuent aux évolutions des normes professionnelles du milieu agricole.

Si les femmes sont peu nombreuses à être installées à leur compte, elles sont beaucoup plus présentes dans le milieu du salariat agricole (travail saisonnier, vignes, maraîchage, arboriculture, bergères…), où les enjeux d’exploitation et de précarité sont récurrents. Trois fois plus nombreuses que les femmes installées cheffes d’exploitation, elles exercent souvent à temps partiel et sont tendanciellement encore moins bien payées que les hommes.

Ouvrière agricole, dessin à l’encre extrait du livre « JUSTICE ».
Image Imen Roulala

Un milieu professionnel qui repose encore sur des discriminations sexistes systémiques

L’agriculture française productiviste nait dans les années 50 s'est construite sur le modèle du couple, de la complémentarité homme/femme et donc de la division sexuée du travail : aux femmes les taches domestiques et administratives, aux hommes les travaux des champs et la stratégie agronomique de la ferme. Ne faisant pas exception à notre merveilleuse culture collective patriarcale, les tâches assignées aux hommes sont plus valorisées et définissent le métier. Conséquence : les paysannes et agricultrices qui veulent aujourd’hui s’autonomiser ont le sentiment de devoir « prouver » leur capacité à être de véritables professionnelles. Elles ont tendance à se sur-mobiliser pour compenser le syndrome de l’imposteur et acquérir un minimum de légitimité.

Encore aujourd’hui, les femmes se heurtent à des discriminations dès leur parcours à l’installation. Elles connaissent plus de difficultés à accéder au foncier très largement possédé et transmis aux hommes. Ces derniers sont réticents à céder de la terre à la gent féminine qu’ils considèrent pour beaucoup « inaptes » à endosser ce métier physique et les transmissions des exploitations au sein des familles sont traditionnellement construites sur la primauté masculine.

L’accès au métier est également rendu plus ardu par le coût direct de l’installation pour une population qui a moins de ressources en propre et d’appuis familiaux. Là encore, la défiance sexiste des banques ne leur donne accès qu’à des capitaux restreints tout en exigeant des garanties plus lourdes que pour leurs collègues hommes. Leur représentation au sein des instances professionnelles est évidemment faible, la cooptation masculine étant la voie clef de recrutement pour les conseils d’administrations des structures aussi bien consulaires, privées qu’associatives et syndicales.

Le groupe social des agricultrices n’est cependant pas homogène. Il existe parmi elles une diversité de trajectoires d’accès à la terre notamment en fonction des origines agricoles et du patrimoine, et toutes ne développent pas les mêmes modèles agronomiques - de la petite exploitation en plantes médicinales aux grandes cultures céréalières. Mais ce qui relie une grande majorité d’entre elles s’inscrit dans le manque de reconnaissance dont elles souffrent, le manque de prise en compte de leurs opinions et une condescendance persistante de la profession, souvent naturalisante sur leur vision du métier, leur rapport au travail et à la nature.

Toutefois, depuis ces cinq dernières années, une nouvelle vague d’organisations collectives de paysannes et d’agricultrices émerge pour faire valoir leurs droits et pousser à un changement culturel dans le milieu agricole. Outre des formations techniques en non-mixité choisie (conduite de tracteur, soudure, utilisation de la tronçonneuse…), des groupes d’échanges permettent aux participantes de porter de nouvelles revendications dans leur ferme que ce soit sur l’organisation du travail ou encore la stratégie d’orientation du système de production. A l’échelle nationale, leurs collectifs sont structurés en réseaux qui coopèrent. Elles deviennent ainsi forces de consultations et de propositions pour que les politiques publiques agricoles œuvrent en faveur de l’égalité entre les genres.

A celles qui viennent, illustration- journal FANFARA.
Image Morgane Ganault

Une série comme un manuel, pour faire bouger les représentations et donner à toutes les clefs du monde agricole

Notre série de portraits audios explore ce rapport complexe des femmes à la terre, entre arrachement, exclusion, guérison-réappropriation (reclaim). En partant des expériences et pratiques de terrain, elle propose aussi des pistes de réflexions et d’actions collectives concrètes pour transformer le monde agricole, dans une perspective féministe intersectionnelle et paysanne.

Chaque épisode d’une durée de 30 à 40 minutes, fera entendre le(s) témoignage(s) d’une ou plusieurs paysanne(s), ou personne ayant un parcours d’attachement à la terre agricole, à chaque fois autour d’une thématique ciblée. Cette partie témoignage sera complétée par des matériaux pratiques, sous forme de voix off apportant éclairages contextuels, partage de ressources, pistes de réflexions et d’actions.

Les personnes de la série sont toutes des femmes dont nous, les réalisatrices, avons croisé la route au gré de nos vagabondages personnels, militants ou artistiques et avec lesquelles nous avons parfois noué une relation d’amitié, une affection, une proximité. Ces liens qui se tissent lors des tournages, séjours de plusieurs jours chez les paysannes, l’émergence de notre sororité, la confiance offerte, se ressentent dans les épisodes.

Le 1er épisode « Maïté : Reclaim, des terres et un troupeau » nous emmène du Mercantour aux montagnes ardéchoises sur les traces d’une éleveuse bergère. La question de la lutte contre les violences sexistes et sexuelles dans le milieu pastoral est au cœur de l’épisode.

La série se poursuit ensuite en Aveyron, aux côtés d’Imen qui voudrait « être propriétaire d’une terre pour [se] sentir un peu moins expulsable dans ce pays ». En tant que femme d’origine maghrébine, portant le voile, sans patrimoine ni héritage, les voies d’accès traditionnelles à l’installation agricole lui sont fermées. Comme elle nous le répète : « je n'ai aucun capital, que mon corps comme outil de travail ». Sa rencontre récente avec des néo-paysannes installées en collectif et engagées dans les luttes anti-racistes, pourrait néanmoins lui ouvrir de nouvelles perspectives d’ancrage et d’accès à la propriété.

Nous irons ensuite en Loire-Atlantique chez Marie, jeune retraitée d’une ferme de vaches laitières en conventionnel. Nous y évoquerons la violence et le mépris de classe endurés, la pression sociale du milieu agricole qui rend si lourde de conséquences toute velléité de changement et le poids tragique des difficultés économiques.

Enfin, les deux derniers épisodes de la saison se dérouleront dans les Vosges et la Drôme. Nous y suivrons deux femmes aux parcours bien distincts.

L’une est revenue s’installer sur la ferme familiale de grandes cultures conventionnelles avec un projet agricole bio de plantes aromatiques. Comment tenir en soi le grand écart entre le modèle agricole familial classique et celui renouvelé que l’on veut porter ? Comment au quotidien prendre à la fois soin de sa terre et du lien familial avec ceux qui ne partagent pas la même vision politique ?

L’autre, à contrario, vient à peine de s’extraire de la ferme bio où elle a élevé des chèvres et fabriqué du fromage. Elle y a travaillé sans statut pendant plus de 10 ans avec son ex-conjoint. Suite à la séparation, elle prend conscience de l’injustice et de la détresse économique réservées à celles qui, comme elle, n’ont pas pas vu, su, compris assez tôt, l’absolue nécessité d’un statut professionnel.

Cette série, nous l’avons désignée comme un manuel : pour les agricultrices, pour ceux qui ont peu de représentations de la ruralité, celles qui aimeraient bien accéder à l’agricole mais qui n’ont pas les clefs, ou encore ceux qui ont rompu avec un passé familial agricole plus ou moins lointain, sans avoir conscientisé ce que signifiait cette séparation, processus à la fois intime et collectif. Un manuel d’action avec la volonté de renforcer la mise en lien entre ces initiatives et pour rendre plus visible la face immergée de l’iceberg.

Nous souhaitons ardemment que Manuel Déterre vive ! D’écoutes collectives en démarche active des auditeur·ices pour partager l’écoute de tel ou tel épisode à celles et ceux qui ne le feraient d’eux-mêmes pour mille bonnes raisons. Chacun·e peut prolonger l’enquête et continuer à tisser des réseaux autour de ces enjeux.

N’hésitez pas à nous contacter sur manuel.deterre@gmail.com, à réagir, à proposer. La déterre ne fait que commencer !

(1) Création du statut de co-exploitante par la Loi dʼorientation Agricole de 1980 puis création de lʼEntreprise Agricole à responsabilité Limitée (EARL) en 1985 permettant à 2 conjoints dʼêtres seuls associés.

(2) La propriété des terres agricoles en France, à qui profite la terre ? Rapport de Terre de Liens 2023 https://ressources.terredeliens.org/les-ressources/la-propriete-des-terres-agricoles-en-france

(3) Agreste, Recensement Agricole 2020.

(4) 36 % des femmes et 13 % des hommes ont suivi des formations générales non agricoles dans le supérieur avant leur installation. Agreste 2020.

(5) https://www.oxfamfrance.org/rapports/agriculture-les-inegalites-sont-dans-le-pre/

(6) Le genre du capital. Comment la famille reproduit les inégalités. Sibylle Gollac, Céline Bessière. 2019.

(7) https://www.civam.org/femmes-et-milieu-rural/les-questions-de-genre-en-reseau/ ; https://www.agriculturepaysanne.org/Cartographie-des-initiatives-agri-rurales-sur-le-genre ; https://www.fnab.org/accompagner-les-agricultrices-bio/

Crédits photo/illustration en haut de page :
Margaux Simon