Les Jeux de Paris ne laisseront pas que des médailles en héritage. Profitant de la trêve institutionnelle décrétée par Emmanuel Macron, le ministre démissionnaire Gérald Darmanin est resté mobilisé pour vendre ses mérites et la vidéoprotection. Si l’attention s’est focalisée sur la moisson des athlètes, la France expérimentait un nouveau joujou : les caméras algorithmiques. Automatisées grâce à l’intelligence artificielle, elles sont réputées détecter les comportements suspects. Certains comme Éric Ciotti ou Christian Estrosi veulent aller plus loin et imposer la reconnaissance faciale. Légalisée il y a une trentaine d’années, malgré́ son coût exorbitant pour les finances publiques, la vidéosurveillance n’a jamais démontré́ son efficacité́. Enquête sur une obsession doublée d'un fiasco.
Attention souriez, vous... êtes filmés ! En France, la vidéosurveillance de l’espace public continue d’étendre son territoire. Elle y est légale depuis 1995 et au moins 90 000 caméras scrutent l’espace public.
Ces chiffres sont donnés à titre indicatif : incomplets, ils proviennent d’une estimation tirée d’un rapport parlementaire d’avril 2023, le ministère de l’Intérieur refusant de communiquer le format réel de ce déploiement. Ce total ne tient pas compte par ailleurs des caméras installées dans les transports en commun, les commerces ou les bureaux.
Si la vidéosurveillance s’est d’abord développée dans les grandes agglomérations, elle gagne désormais les campagnes. En 2015, 78% des communes nouvellement équipées se situaient en zone gendarmerie, selon le rapport au Parlement du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation – qui s’est rendu célèbre en initiant, sous contrôle de l’ex-ministre Marlène Schiappa, le très contesté fonds Marianne. La même année, les communes de moins de 10 000 habitants avaient capté 54% des subventions publiques du Fonds interministériel de prévention de la délinquance (le FIPD), dont 37% uniquement pour celles de moins de 5 000 habitants.
Logiquement, ce développement tous azimuts nourrit l'appétit toujours plus grand des industriels. Comme tout moyen de surveillance, l’usage des caméras n’a été autorisé que pour des motifs précis. La liste restrictive qui les compile est destinée à rassurer une opinion inquiète de possibles atteintes aux libertés individuelles et publiques.
Au fil des législations, le champ de cet usage s’est pourtant étendu. En 2006, une loi facilite le déploiement des caméras en exemptant les autorités de l’avis préalable de la commission départementale (chargée d’évaluer les demandes) lorsque « l'urgence et l'exposition particulière à un risque d'actes de terrorisme le requièrent ». En 2014, les commerçants obtiennent l’autorisation d’en installer dans le périmètre direct de leurs établissements. En 2018, la liste des infractions susceptibles d’une vidéo-verbalisation est à nouveau élargie. En 2021, la très décriée loi sécurité globale allonge la liste des services autorisés à visionner ces images.
Selon la juriste Noémie Levain, cette évolution est logique. « On autorise d’abord pour un usage mais ça finit toujours par s’étendre », acte la représentante de la Quadrature du net, qui milite pour la protection des libertés en ligne et contre la surveillance. Ce théorème s’est encore vérifié avec la loi sur les JO de Paris 2024. Le texte, adopté en mai 2023, légalise dans son article 7 le recours à la vidéosurveillance algorithmique. Grâce à des logiciels, ces technologies permettent de détecter en direct des comportements jugés suspects, sur la base d’images captées par les caméras.
Une manœuvre
En France, la technologie est désormais à l’oeuvre à titre expérimental jusqu’au 31 mars 2025. Une restriction initiale qui ne suffit pas, on s’en doute, à rassurer Noémie Levain : « L’expérimentation est pour nous une manœuvre, cingle la juriste, on sait qu’ils veulent pérenniser ce genre de dispositifs. Ça permet juste de rendre les choses plus acceptables en expliquant aux gens que c’est temporaire. »
Si le texte de la loi JO exclut explicitement le recours à la reconnaissance faciale - qui permettrait aux caméras d’identifier une personne automatiquement -, la droite pousse désormais pour revenir sur cette interdiction. En juin 2023, une proposition de loi adoptée au Sénat proposait d’autoriser l’usage de ces techniques par les services de renseignement, y compris en temps réel, dans le cadre de la surveillance anti-terroriste. Ce texte prévoit également que la police judiciaire puisse y recourir en temps différé pour les enquêtes portant sur des faits allant du terrorisme aux « atteintes à l’intégrité des personnes punies de cinq ans d’emprisonnement ou plus ».
Si cette proposition de loi a peu de chances d’être adoptée à l’Assemblée nationale, elle illustre tout de même l’offensive d’une partie de la classe politique favorable à l’extension des méthodes de surveillance.
Pourtant, si elles ont le vent en poupe, les caméras n'ont toujours pas démontré leur efficacité. Pour le constater, il faut distinguer les deux fonctions prêtées à la vidéoprotection par ses promoteurs : d’une part la prévention de la délinquance et de la criminalité, d’autre part la résolution des enquêtes judiciaires.
Concernant la prévention, les travaux du sociologue Laurent Mucchielli ont démontré que la présence de caméras, loin de diminuer la délinquance, déplace le problème ailleurs. Vers des zones non équipées, ce qui revient à seulement le mettre sous le tapis.
« Quand on concentre la vidéo et les moyens humains sur un lieu précis, par exemple un parking sur lequel il y a beaucoup de vols, cela réduit la délinquance sur ce lieu précis, mais si on regarde sur l’ensemble de la ville, à la fin de l’année il y a toujours autant de vols », relève le directeur de recherche au CNRS, auteur de Vous êtes filmés! Enquête sur le bluff de la vidéosurveillance (ouvrage publié en 2018 chez Armand Colin).
Les études menées au Royaume-Uni semblent confirmer ces conclusions. Chez le pionnier européen de la vidéosurveillance, les caméras ont été introduites dès le début de la décennie 1990. Il s’agissait à l’époque de réagir à la menace terroriste de l’Irish Republican Army (l’IRA) dans un contexte d’attentats et de fortes tensions. En 2013, l’association britannique de l'industrie de la sécurité estimait à 5,9 millions le nombre d’unités installées dans le pays. Un chiffre qui agrège aux caméras des autorités aussi celles présentes dans les commerces ou les transports.
Malgré cet effort et son ancienneté, aucune analyse statistisque n’établit la réelle efficacité de ce déploiement. En 1995, au contraire, une étude menée à Birmingham démontrait que le nombre de vols contre les personnes avait triplé en ville dans les zones les moins vidéosurveillées, et qu’il avait légèrement augmenté dans celles qui étaient équipées. Les agressions physiques étaient restées stables dans les zones surveillées et avaient connu une légère augmentation dans les secteurs non-surveillés. Seuls les vols de véhicules enregistraient une baisse significative en zones surveillées, tout en restant au même niveau dans les secteurs dépourvus de caméras.
Si l’effet dissuasif n’est pas prouvé, qu’en est-il de la résolution des enquêtes judiciaires ? Les différentes recherches menées sur le sujet montrent là encore que la vidéosurveillance est très peu efficace. Une étude universitaire commandée par la gendarmerie française et parue en septembre 2021 conclut que sur 1 936 enquêtes étudiées, la vidéosurveillance a joué un rôle dans la résolution de 22 affaires. Soit 1,13 % du total. Des chiffres conformes à ceux avancés par Laurent Mucchielli : « Dans les villes que j’ai étudiées, indique le sociologue, la vidéosurveillance a été un élément important dans la résolution de 1 à 4% des affaires, et la plupart du temps elle permet uniquement d’identifier une plaque d’immatriculation, pas une personne. »
La gendarmerie explique ce faible taux d’élucidation par les difficultés à identifier puis contacter les propriétaires des caméras, mais aussi par la mauvaise qualité des images (qu’elles produisent). Dans une sorte d’escalade permanente, certains partisans de la vidéosurveillance plaident alors pour des équipements nouvelle génération, recourant à l’intelligence artificielle. Pour Laurent Mucchielli, ce n’est pas une solution.
Sur ce point encore, l’expérimentation au Royaume-Uni est particulièrement éloquente. La police londonienne a utilisée la reconnaissance faciale pour repérer dans l’espace public les personnes fichées. Avec 98% de fausses alertes, le résultat est sans appel, le logiciel confondant les personnes filmées avec les photos d’individus fichés... Un test similaire a également été mené au Pays de Galles lors de grands événements. Il a donné un taux d’erreur supérieur... à 90%.
Spécialisé dans les questions de surveillance, le journaliste d’investigation Jean-Marc Manach n’est pas étonné. « Un des adjoints du maire de Nice a récemment appelé à autoriser la reconnaissance faciale avec la vidéosurveillance, rappelle notre confrère. Nice est une des villes les plus vidéosurveillées en France mais cela n’a pas empêché l’attentat du 14 juillet 2016, alors que le terroriste avait été une dizaine de fois en repérage avec son camion sur la promenade des Anglais, un axe interdit aux poids-lourds et truffé de caméras ». Jean-Marc Manach s’interroge : « Dans quelle mesure un système de reconnaissance faciale aurait pu identifier le terroriste sachant qu’à l’époque il n’était pas considéré comme tel ? »
De toute façon, quand bien même une personne serait déjà fichée, la reconnaissance faciale repose sur une fiction juridique selon Mucchielli. Pour une raison toute simple : « Les communes, qui gèrent une part significative des systèmes de vidéosurveillance, n’ont pas accès aux fichiers de justice nationaux, et heureusement ! »
Si les garde-fous cèdent
Le développement de la technologie est donc entravé par des garde-fous institutionnels. Ils limitent le nombre de personnes ayant accès aux fichiers de police, de justice et de renseignement. « C’est un des points sur lesquels le lobbying politique et industriel se concentrera dans les prochaines années, prédit le chercheur. Si les garde-fous cèdent cela signifie que n’importe quel maire, par exemple du Rassemblement national, aura un accès direct aux fichiers de police et de justice. »
Les technologies de détection automatique des comportements suspects, celles par exemple autorisées dans le cadre de la loi sur les JO de Paris, font face aux mêmes problématiques - de manque d’efficacité. « Ces outils ont été mis en place dans les gares et aéroports aux États-Unis après les attentats du 11 septembre 2001, rappelle Laurent Mucchielli. Dans l’immense majorité des cas, quand le logiciel détecte un comportement suspect, il s’agit d’une fausse alerte : quand des gens se mettent à courir dans un aéroport, la plupart du temps c’est pour ne pas rater leur avion, et non parce qu’il y a un attentat ou qu’ils s’apprêtent à poser une bombe. Mais le logiciel, lui, ne fait pas la différence. »
Pire, ces (nombreuses) fausses alertes ont un effet encore plus pervers : elles contribuent à abaisser le niveau de vigilance, les policiers engagés sur de fausses pistes ne prenant plus au sérieux les alertes et déclenchements du logiciel.
La surveillance humaine en direct - regarder en temps réel les images captées par les caméras - ne donne guère plus de résultats. « La propagande industrielle et politicienne nous dit que ça démultiplie les yeux de la police et permet de sauter à n’importe quel moment sur un délinquant en train de commettre une infraction. Certes ça peut arriver mais c’est infime dans l’activité policière, et ça concerne surtout des infractions mineures », a constaté Laurent Mucchielli au cours de son enquête.
Dans la pratique, les agents chargés de visionner les images en direct, généralement des policiers municipaux, passent leurs journées à surveiller des rues où il ne se passe rien de spécial. « Ils ne voient rien sauf s'ils ont des à priori sur ce qu’ils doivent chercher, précise le chercheur. Des études ont montré que ça renforce les préjugés, notamment racistes ou de genre. »
Peu efficace et pourtant en constant développement : c’est tout le paradoxe de la vidéosurveillance. Celui-ci établi, comment l’interpréter ? Et si la lutte contre la délinquance et la criminalité n’étaient qu’un prétexte ?
« Comme on alimente le sentiment d’insécurité, des gens ont peur et se tournent vers l’extrême droite. En réponse, on met en place des lois qui servent avant tout à rassurer l’opinion publique, constate Jean-Marc Manach, et marginalement à la résolution d’affaires criminelles ou terroristes. » Laurent Mucchielli abonde : « En pleine campagne électorale, un candidat souhaitant s’emparer du thème sécuritaire va jouer là-dessus et proposer de développer la vidéosurveillance ».
Les politiciens peuvent s’appuyer sur un argument de poids : les sondages suggèrent une très forte adhésion des Français aux caméras, y compris équipées d’algorithmes. Parfois, l’installation de ces dispositifs répond d’ailleurs à la demande des populations, réceptives aux discours sécuritaires. « Il y a des cas où les lieux d’emplacement des caméras sont décidés en fonction de motivations politiques car des habitants d’un quartier se plaignent par exemple, confirme Laurent Mucchielli, et non dans le cadre d’une réelle stratégie de lutte contre la délinquance. ». Le sociologue a même relevé des exemples d’élus locaux qui, bien qu’opposés à titre personnel à la vidéosurveillance, finissent par en installer, cédant ainsi à l’air du temps. « Ils font face à une pression venant de toute part : de leur opposition municipale, des élus des communes voisines ou encore de la préfecture. Certains d’entre eux installent alors des caméras uniquement pour qu’on les laisse tranquilles. »
Loin de concerner uniquement les petites communes, cette logique électoraliste et ce conformisme politique et sociétal se constatent également dans les grandes métropoles. Le phénomène dépasse le clivage gauche-droite. À l’occasion des élections municipales de 2020, les candidats LR et RN défendaient le renforcement de la vidéoprotection dans la plupart des grandes villes du pays (Marseille, Bordeaux, Lille, Nantes, Strasbourg ou encore Toulouse). À Nice, Christian Estrosi, qui a depuis quitté Les Républicains (le Niçois est désormais vice-président d’Horizons), proposait d’aller plus loin, promettant de réclamer auprès du gouvernement la possibilité d’utiliser la reconnaissance faciale, freinée selon lui par la Commission nationale de l'informatique et des libertés (la CNIL). Mais quand il s’agit de jouer sur le sentiment d’insécurité, le Parti socialiste n’est pas en reste : Martine Aubry à Lille, Johanna Rolland à Nantes et Nadia Pellefigue à Toulouse prévoyaient toutes trois de renforcer les réseaux installés dans leurs villes d’élection.
Résultat, les affaires des acteurs du secteur sont florissantes. Selon l’Institut national de la statistique et des études économiques (l’INSEE), le marché français des systèmes de sécurité, qui inclut notamment la vidéosurveillance, a connu une croissance de 6,9% par an entre 2010 et 2017. Cette année-là, il pesait 2,4 milliards d’euros.
« Les industriels ont des représentants qui passent leur temps à démarcher les élus, souligne Laurent Mucchielli. Mais ça, c’est plutôt au niveau local. À l’échelle nationale, le lobbying n’a pas besoin d’aller très loin puisque de nombreux politiciens le font déjà eux-mêmes, en faisant de l’insécurité le thème central de leurs discours. Le succès de la vidéosurveillance repose donc sur les intérêts combinés des industriels qui font du business et des politiciens qui cherchent à se faire élire ou réélire. »
Si la vidéosurveillance rapporte beaucoup aux industriels, elle coûte par conséquent cher aux finances publiques. Selon l’estimation publiée dans un rapport de la Cour des comptes de 2011, « le coût annuel de fonctionnement des systèmes de vidéosurveillance, incluant la rémunération des personnels d’exploitation, les frais de maintenance et éventuellement la location des liaisons numérisées » est en moyenne de 7 400 euros, par caméra et par an. Ce montant multiplié par les 90 000 caméras estimées sur le territoire représente un budget total de 666 millions d’euros par an pour l’État et les collectivités, soit environ 10 euros par Français. Les importantes subventions étatiques dont les communes bénéficient pour réduire leur facture ne font que transférer, dans une logique de vases communicants, et augmenter la charge de l’État, grand promoteur de la vidéoprotection.
« Depuis 2007, il est prévu que le développement de la vidéosurveillance soit co-financé par l’État, c’est notamment dans cette perspective qu’a été mis en place le Fonds interministériel de prévention de la délinquance (le FIPD). Pour les petites communes, l’aide de l’État peut aller jusqu’à 50% du montant total de l’investissement », détaille Mucchielli.
Un tel niveau de subventions a justement poussé la Cour des comptes à demander au ministère de l’Intérieur, dans son rapport de 2011, de se doter de moyens permettant de connaître le nombre exact de caméras de vidéosurveillance en fonctionnement, ainsi que d’évaluer leur efficacité. Une demande de bon sens pour tenter d’encadrer, un peu, ce gouffre financier assez opaque. Près de dix ans plus tard, en 2020, la Cour constatait dans un nouveau rapport que la place Beauvau n’était toujours pas en mesure de fournir de chiffres précis. Pour ce qui est de l’efficacité de ces investissements, l’institution note « [qu'] aucune corrélation globale n’a été relevée entre l’existence de dispositifs de vidéoprotection et le niveau de la délinquance commise sur la voie publique, ou encore les taux d’élucidation ».
Face à ce constat qui va dans le sens des études menées sur le sujet, les sages de la rue Cambon tapent du poing sur la table : « L’ampleur des sommes engagées depuis plus de dix ans impose en effet une appréciation objective de l’efficacité de la vidéoprotection. Le fait que le sujet soit sensible justifie d’autant plus un traitement scientifique transparent fondé sur des données statistiques partagées. » Cette absence d’évaluation ne manque pas d’étonner Jean-Marc Manach : « Quand le gouvernement ou une administration subventionne quelque chose, il demande normalement en retour un rapport permettant de justifier que l’argent a été dépensé à bon escient. »
Pour la vidéosurveillance, les études démontrant que le dispositif coûte cher sans être efficace se succèdent, sans stopper la fuite en avant sécuritaire. Après avoir bien profité des Jeux de Paris, celle-ci n’a pas fini sa quête d’or.
Crédits photo/illustration en haut de page :
Blast, le souffle de l’info Morgane Sabouret