Cher Arnaud Rousseau,

Quelle semaine !

Mardi 22 juillet, alors que vous étiez invité sur BFM-TV, en tant que président de la FNSEA, à commenter le succès de la pétition contre la loi Duplomb, vous avez cru bon d’affirmer, en toute décontraction, que « l’élevage intensif en France n’existe pas », c’est bien noté, une information qui a dû faire plaisir aux habitants de la région Bretagne en général (1435 fermes-usines sur les 3000 que compte la France) et de la commune de Plouvorn dans le Finistère en particulier (80 000 porcs pour 2900 habitants), merci pour eux. On imagine en outre que, pour vous, une ferme à un million de poules, telle celle d’Éragny-sur-Epte dans l’Oise, représente un modèle d’élevage extensif, et que des projets comme celui du mégapoulailler de Peyrins dans la Drôme, avec un million de poulets produits par an, à raison de 21 animaux au m², devraient être soutenus comme étant des exemples d’agriculture respectueuse des animaux et de l’environnement.

L’occasion de rappeler que, si la réintroduction d’un néonicotinoïde (l’acétamipride) est ce qui cristallise, à juste titre, le rejet de plus en plus massif de la loi Duplomb que vous soutenez corps et âme, cette dernière propose en outre, entre autres régressions écologiques, d’augmenter nettement les seuils à partir desquels les élevages sont considérés comme suffisamment importants pour devoir faire l’objet d’un agrément comme installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE). Ainsi, avec ce texte, le seuil nécessitant de demander une autorisation passera(it) de 750 à 900 animaux pour les truies reproductrices, de 2000 à 3000 pour les porcs, de 40 000 à 60 000 pour les poules pondeuses et de 40 000 à 85 000 pour les poulets, avec la possibilité d’une augmentation du même type pour les élevages bovins, pourquoi s’arrêter en si bon chemin alors que seulement 80% des animaux sont élevés en intensif en France.

Mais vous n’en démordez pas : « L’élevage intensif en France n’existe pas ». Avec des arguments, on doit le dire, particulièrement riches et convaincants : « Allez voir ce qui se passe en Russie, pas très loin de chez nous. Allez voir ce qui se passe au Brésil. Allez voir ce qui se passe aux États-Unis. On parle d’élevage de plusieurs milliers de vaches. Un feed-lots (1) sud-américain, ça peut être 5000 animaux. Donc ne laissons pas penser qu’on a un élevage intensif en France, ça n’est pas vrai ». Autrement dit : arrêtez de vous plaindre, y’a pire ailleurs. On a hâte de vous entendre expliquer qu’en France on devrait pouvoir faire travailler les enfants de 10 ans puisque dans certains pays ils sont exploités dès l’âge de cinq ans, ou qu’il pourrait être judicieux de diviser par trois le montant du salaire minimum, des pensions de retraite et des minima sociaux dans la mesure où l’esclavage est toujours pratiqué à grande échelle.

Cher Arnaud Rousseau, lorsque vous avez été élu à la tête de la FNSEA en avril 2023, vous avez affirmé vouloir « [porter] la voix d’une agriculture offensive, ouverte au dialogue, qui explique les difficultés de son quotidien mais qui refuse de se laisser enfermer par les idéologies, les violences inacceptables, et les sirènes de la décroissance », tout un programme. Et le moins que l’on puisse dire, comme vous l’avez encore prouvé ces derniers jours avec votre bruyant soutien à la loi Duplomb, est que vous êtes demeuré fidèle à vos engagements, de la défense du développement des méga-bassines à l’exigence de la généralisation de l’usage du glyphosate en passant par l’appel à lever les interdictions sur certains néonicotinoïdes, pas de doute avec vous l’agriculture productiviste a, si l’on peut dire, de beaux jours devant elle.

Le tout au nom, bien sûr, de la défense des « petits » agriculteurs, comme lorsque vous avec déclaré, toujours sur BFM-TV le 22 juillet, ce qui suit : « Vous savez, on a l’impression qu’on voudrait opposer une agriculture industrielle à une agriculture qui serait le fait de gratter la terre avec les doigts. Mais vous savez ce qu’est la réalité du revenu des agriculteurs ? Moi je vous invite à regarder les chiffres : c’est entre 20 000 et 50 000 euros maximum par an. On parlait du suicide, mais nous ne cachons pas derrière notre petit doigt, c’est aussi parce que les difficultés sont chroniques. » Des difficultés auxquelles, à vous entendre, vous seriez vous aussi confronté, comme vous l’avez encore récemment affirmé devant la commission des affaires économiques du Sénat : « En tant qu’agriculteur, j’ai besoin pour produire, dans un certain nombre de cas, de pesticides, ce qui pour moi représente une charge ».

Loin de nous l’idée de nier la réalité des difficultés rencontrées par les petits agriculteurs, confrontés à un impitoyable « marché » qui pousse nombre d’entre eux vers des situations de misère, voire de détresse absolue, jusqu’à des drames humains. Mais permettez-nous de douter de votre légitimité à parler en leur nom et, surtout, à faire mine d’être un agriculteur parmi d’autres, soumis aux mêmes problématiques que ceux qui gagnent « entre 20 000 et 50 000 euros », alors que vous avez à peu près autant de points communs avec eux que le patron du Medef en a avec le boulanger du coin au bord de la faillite. Ce qui ne vous empêche pas de prétendre être un porte-parole des « petits » et agir dans leur intérêt, comme si le champ de la production agricole n’était pas traversé de contradictions, façonné par des rapports de domination et, au total, un espace social au sein duquel des mécanismes de classe sont à l’œuvre.

Rappelons ainsi que vous êtes depuis 2012, avec votre épouse, à la tête d’une exploitation en Seine-et-Marne, dans laquelle vous cultivez essentiellement des betteraves, du blé, du colza, du maïs, et l’orge et du tournesol, ce que l’on appelle des « grandes cultures », sur une superficie totale de plus de 735 hectares, soit près de onze fois la surface moyenne d’une exploitation agricole en France (69 ha) et plus de huit fois celle des grandes cultures (87 ha). Comme vous aimez en outre le rappeler, vous ne vous êtes pas installé mais avez repris la ferme de vos parents, dans la famille « depuis cinq générations », située dans la commune de Trocy-en-Multien de laquelle vous êtes maire depuis onze ans après avoir là aussi pris la succession de votre père Jacques Rousseau qui avait exercé les mêmes fonctions de 1989 à 2014, à l’instar de votre arrière-grand-père qui fut aussi maire en son temps, c’est beau les traditions familiales.

Une immense exploitation donc, que vous avez habilement, selon les informations réunies par Mediapart (mars 2023) et le Nouvel Obs (février 2024), divisée en plusieurs entités juridiques, avec de plus petites « sociétés civiles d’exploitation agricole » (SCEA) chapeautées par une holding, une manœuvre qui vous a notamment ouvert la possibilité d’acheter des terres non en votre nom propre mais en prenant des parts dans ces entreprises agricoles. Une astuce qui vous permet non seulement de détourner le système de contrôle de la Safer (1), chargée « [d’examiner] les dossiers des candidats à l’achat d’une terre ou d’une exploitation », et de contourner les seuils limitant la taille des fermes, mais aussi de bénéficier des aides réservées aux « petits exploitants » telle « l’aide aux premiers hectares » versée pour les 52 premiers hectares de terre, que vous toucheriez à trois reprises (pour trois de vos SCEA). Sans oublier la multiplication des subventions de la PAC, avec plus de 173 000 euros en 2021 et plus de 178 000 euros en 2022, soit près de six fois la moyenne des aides touchées par des exploitations comparables à la vôtre, quel talent.

Et c’est ainsi qu’alors que vous êtes, en réalité, à la tête d’une seule et même exploitation dont la valeur dépasse les 3,3 millions d’euros, et au sein de laquelle vous employez quatre salariés, votre activité en Seine-et-Marne est divisée, au total, entre huit sociétés distinctes (SCEA du Moulin à Vent, SCEA Ferme Saint-Laurent, SCEA du Haut Pays, SCEA de la Ferme du Ru, entreprise de travaux agricoles Rousseau, société Biogaz du Multien, groupement foncier agricole de la Tour, société holding Spondeo) auxquelles s’ajoute la société civile immobilière APG, ça doit en faire des papiers. Un intéressant montage qui vous permet, en plus des subtilités que nous avons déjà rapportées, de payer moins d’impôts : « L’entrée d’une holding dans le capital des sociétés agricoles relève d’une stratégie d’optimisation fiscale : elle fait progresser la rémunération du capital, plutôt que celle du travail, et ce sont autant de cotisations sociales qui disparaissent des comptes de l’entreprise. » Ingénieux.

Nous ne savons pas si vous avez appris ces subterfuges durant vos études, peu banales pour un agriculteur, à la European Business School de Paris dont vous êtes sorti diplômé en 1996 avant d’entamer une carrière dans le courtage et le négoce des matières premières agricoles sur les marchés financiers, autrement dit la spéculation sur le dos des cultivateurs, c’est du joli, une expérience qui, étonnamment, n’apparaît pas dans votre CV sur Linkedin. Quoi qu’il en soit, force est de constater que vous êtes loin, très loin, de la situation de celles et ceux que vous prétendez représenter : alors qu’un tiers des exploitations font moins de 20 ha et 54% d’entre elles moins de 50 ha, vous faites partie de l’infime minorité qui possède plus de 500 hectares de terres, dont les revenus, les activités et le mode de vie n’ont à peu près rien à voir avec ceux de la très grande majorité des agriculteurs et agricultrices.

A fortiori, cher Arnaud Rousseau, lorsque l’on est comme vous président du conseil d’administration du groupe Avril, un géant du colza, du tournesol et du soja, qui se présente lui-même comme le « cinquième groupe agroalimentaire français » et le « leader industriel et financier de la filière française des huiles et protéines végétales » avec un chiffre d’affaires de 7,7 milliards d’euros en 2024, soit davantage que Dassault aviation (6,2 milliards), tout de même. Avril possède entre autres les marques Lesieur et Puget, mais aussi Saipol, qui produit et commercialise l’agrocarburant Diester, et est implanté dans 19 pays après avoir multiplié, au cours des dernières années, les investissements et les rachats de groupes industriels, à l’instar de sa récente prise de contrôle de l’entreprise brésilienne A. Azevedo Óleos, « spécialisée dans la production d’huile de ricin et de ses dérivés, qui réalise 97% de ses ventes au Brésil », soit une vision singulière du combat pour la « souveraineté alimentaire », on y reviendra. Et soulignons au passage qu’en mai 2023 un certain Emmanuel Macron a enregistré un message vidéo diffusé lors de la soirée organisée à l’occasion du 40e anniversaire du groupe Avril, une entreprise que le Président de la république connaît bien dans la mesure où, « ami du fondateur du groupe, Philippe Tillous-Borde, c’est lui qui, en 2012, alors banquier chez Rothschild, négocie le rachat de Lesieur Cristal, à l’époque filiale de la holding de la famille royale marocaine », c’est vrai que ça crée des liens.

La structuration du groupe Avril est, à l’image de vos propres sociétés, un modèle de montage pour le moins baroque puisque coexistent au sein de la holding « Avril Gestion » deux entités, Avril et Sofiprotéol, le premier en charge du volet « production » et le second du volet « investissements », et qu’il est particulièrement périlleux d’identifier l’ensemble des filiales et participations d’un groupe aux ramifications multiples. Au point de s’y perdre, comme lorsqu’en janvier 2024 des manifestants liés à la FDSEA, déclinaison départementale de la FNSEA, et aux Jeunes agriculteurs (JA, syndicat « petit frère »), mobilisés à Sablé-sur-Sarthe (72) à proximité d’un site de LDC, spécialiste français de la volaille transformée (Le Gaulois, Maître CoQ, Marie, Réghalal), ont découvert que l’usine importait des poulets de Pologne. La FDSEA et les JA ont alors dénoncé des pratiques scandaleuses allant contre les intérêts des éleveurs français, ce qui est pour le moins cocasse lorsque l’on sait que Sofiprotéol, donc Avril, donc un groupe présidé par le n°1 de la FNSEA, est actionnaire du groupe LDC, vous avouerez que ça la fout un peu mal quand même. Et les exemples de ce type sont nombreux, qui illustrent les indépassables contradictions entre, d’une part, un discours valorisant la « souveraineté alimentaire » et, d’autre part, des pratiques industrielles et commerciales fondées sur des logiques de productivité à outrance et d’importation/exportation dont les effets délétères sur l’agriculture ont été amplement démontrés.

Votre statut et vos activités font ainsi de vous l’un des visages de l’agro-industrie, un secteur capitalistique dont les intérêts ne sont pas seulement éloignés de ceux de la plupart des agriculteurs et agricultrices mais aussi, à bien des égards, contradictoires avec les intérêts de ces derniers dans la mesure où ils constituent un marché captif, autrement dit un marché au sein duquel « les consommateurs sont obligés d’acheter un produit ou un service à un nombre très faible de producteurs ou vendeurs », ce qui permet à des groupes comme Avril d’imposer leurs prix. En témoigne un exemple que nous empruntons à un excellent article du Nouvel Obs à votre sujet : « Avril est avant tout producteur de biocarburant et vendeur auprès des agriculteurs : plus de la moitié de son chiffre d’affaires provient de sa filiale Saipol, qui produit du diesel à partir de colza ; et sous la marque Sanders, un cinquième provient de la vente de "tourteaux", ces granulés utilisés par les éleveurs pour nourrir le bétail. Deux produits dont les prix ont flambé depuis la guerre en Ukraine. Résultat : le dernier chiffre d’affaires a augmenté d’un tiers, pour des volumes similaires ! » Voilà voilà.

En d’autres termes, le groupe Avril que vous présidez réalise ses marges, comme les autres firmes agro-industrielles, au détriment des agriculteurs contraints d’acheter ses produits, qu’il s’agisse d’engrais, d’aliments pour animaux ou d’agrocarburants. Pour le dire simplement : prétendre défendre les intérêts de ceux que l’on rançonne n’est déjà pas très reluisant, et tout cela devient même franchement écœurant lorsque dans le même temps on se pose en chevalier blanc de la lutte contre les « profiteurs de l’inflation » comme lorsque vous déclariez, l’an passé, « [qu’]il faut nous dire où sont les marges, parce que le petit jeu de c’est pas moi c’est l’autre, donc en fait la grande distribution explique que c’est pas elle c’est l’industrie agro-alimentaire, qui explique que c’est pas elle c’est la grande distribution, voilà tout cela est très sympathique mais en même temps c’est les producteurs qui tombent », no comment.

Voilà qui méritait bien une rémunération de 187 000 euros versée par le groupe Avril pour l’année 2022, soit plus de 15 500 euros mensuels, que vous avez perçue alors que vous étiez premier vice-président de la FNSEA et qui est venue s’ajouter à vos autres sources de revenus, qu’il s’agisse de votre exploitation agricole ou des divers et nombreux mandats que vous exercez. À ce dernier propos, le média d’enquêtes indépendant breton Splann a réalisé une intéressante infographie récapitulant l’ensemble de vos responsabilités, qui donne une idée non seulement, bien évidemment, de l’étendue de vos talents, mais aussi d’un mélange des genres typique de la FNSEA, avec des postes dans le syndicat, à la chambre d’agriculture, dans diverses filiales de l’agro-industrie, dans des entreprises de presse spécialisée, etc., mais aussi dans la communauté de communes du lieu où se trouve votre exploitation agricole, où vous êtes vice-président en charge de l’aménagement du territoire, c’est vrai que c’est plus simple comme ça.

Des petits malins ont dès lors osé suggérer que vous aviez « plus d’heures au compteur sur le fauteuil en cuir de [votre] bureau que sur le siège d’un tracteur », ce qui n’est pas très sympa mais quand même un peu drôle, et qui résume assez simplement, en une image bien choisie, le type d’« agriculteur » que vous êtes, jusqu’à être qualifié par le quotidien économique les Échos, peu suspect de gauchisme, de « businessman farmer » et d’« agrimanager », en voilà des néologismes qu’ils sont beaux. Un grand patron qui « cumule tous les postes au sommet de la pyramide des "plantes jaunes" (colza, tournesol) et des protéines végétales » et qui perçoit des revenus de plusieurs dizaines de milliers d’euros chaque mois mais qui n’a pas honte de proclamer, des trémolos dans la voix, ce qui suit : « Moi je veux dire que comme agriculteur, d’abord ma fierté, c’est de produire une alimentation de qualité à destination de mes compatriotes, c’est ma raison d’être, voilà », mais où allez-vous chercher tout ça.

Un grand patron à la tête d’un « syndicat » qui prétend regrouper et défendre les bénéficiaires et les victimes de l’industrialisation à marche forcée du secteur agricole, comme si la concentration et l’augmentation continue de la taille des exploitations des premiers ne se faisaient pas au détriment des conditions de vie et de travail des seconds, condamnés à « s’agrandir ou faire faillite ». Avec à l’arrivée des disparités encore plus prononcées que dans le reste de la société, pourtant déjà marquée par le développement des inégalités, puisque, selon les chiffres de l’Insee, « la dispersion des revenus est plus élevée au sein des ménages agricoles que dans l’ensemble de la population », autrement dit le taux de pauvreté des ménages agricoles est plus important que la moyenne alors que, dans le même temps, « le 9e décile de niveau de vie [10% des ménages les plus riches] est plus élevé au sein des ménages agricoles que dans l’ensemble de la population ». Voilà qui explique sans doute pourquoi, à l’occasion de la mobilisation des agriculteurs en janvier-février 2024, la FNSEA s’est félicitée d’avoir obtenu une mesure qui n’était pas portée par la base du mouvement, à savoir le rehaussement du plafond d’exonération sur les plus-values, de 250 000 à 350 000 euros de chiffres d’affaires, soit un cadeau fiscal pour les gros exploitants, on n’est jamais mieux servi que par soi-même.

Cher Arnaud Rousseau, nous ne vous ferons pas l’injure de rappeler ici le rôle central de la FNSEA dans la prétendue « modernisation » du monde agricole en France au cours des dernières décennies, marqué par le développement effréné de l’agriculture intensive et du productivisme, sur fond de cogestion à toutes les échelles, nationales comme locales, entre le syndicat et les pouvoirs publics. Comme l’explique Fabrice Nicolino dans sa « Lettre à un paysan sur le vaste merdier qu’est devenue l’agriculture », « depuis 70 ans, la FNSEA est associée de très près à toutes les décisions prises au sujet des paysans, et elle a été à l’origine des plus grandes réformes du secteur » (3), félicitations pour votre remarquable bilan. Notons d’ailleurs que deux anciens présidents de la FNSEA sont même devenus ministres de l’Agriculture : Michel Debatisse (1979-1981) et François Guillaume (1986-1988). Et difficile de ne pas remarquer que le suppléant de l’actuelle ministre de l’Agriculture Annie Genevard, Éric Liégeon, désormais député, a été secrétaire général de la FDSEA du Doubs et président de la Safer départementale, un bien étrange mélange des genres.

Une logique de cogestion et de « double jeu » qui s’est accompagnée du développement tentaculaire d’une FNSEA devenue un véritable lobby et un interlocuteur incontournable pour l’ensemble des agriculteurs, avec une implantation dans les collectivités locales, les chambres d’agriculture, les Safer, la presse professionnelle, etc., mais aussi dans le secteur bancaire : d’après les informations réunies par Libération en 2024, « [la FNSEA] et ses associations spécialisées occupent la présidence d’au moins la moitié des caisses régionales » du Crédit agricole, première banque des agriculteurs, et « le président de la Fédération nationale du Crédit agricole (FNCA), Dominique Lefebvre, a même été jusqu’en 2015 le représentant de la FNSEA au Conseil économique et social (Cese) », voilà qui a le mérite d’être clair ; et notons que l’on retrouve en outre dans le conseil d’administration d’Avril, entre autres « personnalités qualifiées », Jean-Pierre Denis, « président du Crédit Mutuel Arkéa et du Crédit Mutuel de Bretagne », le monde est vraiment tout petit.

Cette position centrale de la FNSEA a rendu des centaines de milliers d’agriculteurs dépendants de leurs relations avec le syndicat et donc de leur adhésion à ses choix désastreux, certains allant jusqu’à comparer les pratiques de la FNSEA à celle d’une « mafia ». Le tout pour des résultats absolument catastrophiques, comme le rappelle par exemple Philippe Grégoire, éleveur et cofondateur du Samu social agricole national, dans un documentaire réalisé par l’association L214 : « Les gens ne veulent pas reconnaître qu’ils se sont fait piéger […]. Reconnaître ça, les gens le prennent comme un échec. Alors que c’est pas un échec : c’est le modèle dirigé par le syndicat [FNSEA] avec [l’industrie] agroalimentaire qui nous a amenés dans une spirale infernale à produire plus, à intensifier nos élevages […]. Ils nous mettent dans des conditions déplorables, tant au niveau des élevages que dans notre vie personnelle ». Des propos qui font écho à bien d’autres témoignages du même ordre et qui nous rappellent que, contrairement à ce que les partisans de la loi Duplomb nous ressassent à longueur de journée, l’opposition à l’agriculture productiviste n’est pas l’apanage de citadins sans lien avec la terre qui, elle, ne ment pas, mais est aussi et surtout portée par de nombreux agriculteurs et par des organisations comme la Confédération paysanne qui refusent le « modèle » prôné par la FNSEA et le gouvernement.

Lors des dernières élections syndicales, la FNSEA a d’ailleurs enregistré un recul qui témoigne, selon nombre de spécialistes, d’un épuisement relatif des logiques cogestionnaires et clientélistes de votre organisation. Mais à ce stade, du fait des phénomènes de paupérisation/marginalisation et d’une polarisation de plus en plus forte entre partisans d’une agriculture vertueuse et défenseurs acharnés d’une absence totale de contraintes environnementales, c’est l’extrême droite qui capte la colère et bénéficie de vos reculs, par l’intermédiaire de la Coordination rurale, laquelle vous a ravi 11 chambres d’agriculture — sur les 81 que vous contrôliez jusqu’alors. Le monde agricole n’échappe en effet malheureusement pas aux dynamiques qui traversent l’ensemble de la société, et le moins que l’on puisse dire est qu’à l’instar du macronisme qui pave le chemin du RN en direction du pouvoir, la FNSEA contribue à préparer le pire en défendant et en imposant des politiques qui ne servent les intérêts que d’une petite minorité toujours plus riche et « hors sol », au détriment de ceux de l’immense majorité des agriculteurs et, plus globalement, de la population.

Au total, cher Arnaud Rousseau, il n’est guère surprenant que vous ayez été nommé, en 2021, Chevalier de l’Ordre national du mérite sur proposition du ministre de l’Agriculture Julien Denormandie, c’est touchant, et que vous soyez aujourd’hui un ardent partisan d’une loi de régression écologique, quitte à ne reculer devant aucune abjection pour la défendre, comme lorsque vous avez déclaré, sur BFM-TV, ce qui suit : « J’ai besoin de dire, parce que ça c’est aussi un acte de sincérité, que […] j’ai besoin de produits de protection de mes plantes. Comme je soignerais mes propres enfants », histoire de rester poli nous nous abstiendrons ici de tout commentaire. Une loi, soulignons-le, portée par le sénateur Laurent Duplomb, autrement dit un exploitant dont les pratiques agricoles ressemblent à un tract de la FNSEA, ainsi que le constatait récemment le journal la Croix : « 200 hectares de céréales, de lentilles vertes du Puy et de maïs irrigués à l’aide d’une retenue d’eau, 130 vaches laitières traites par un robot, des ventilateurs alimentés à l’énergie solaire pour aérer l’étable, un méthaniseur produisant de l’électricité revendue à EDF : la ferme du sénateur Duplomb est un modèle de "performance" ». Un « modèle » qui ne peut faire rêver que les partisans acharnés d’une agro-industrie néfaste pour l’environnement, la santé publique et les agriculteurs eux-mêmes, et dont on ne peut que se réjouir qu’il soit de plus en plus remis en cause, en espérant que cette contestation se développera suffisamment pour mettre un coup d’arrêt à la fuite en avant d’un système écocide dont vous êtes l’un des plus (in)dignes représentants.

Cordialement,

Jules Blaster

(1) Les feed-lots sont de gigantesques parcs d’engraissement de bovins élevés pour leur viande, présents notamment aux États-Unis et en Amérique du Sud.

(2) Société d’aménagement foncier et d’établissement rural, dont le rôle est de favoriser l’installation agricole.

(3) Fabrice Nicolino, Lettre à un paysan sur le vaste merdier qu’est devenue l’agriculture, Babel, 2017, p. 80.

Cher Arnaud Rousseau, - Boxing Day #43

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