Il a commencé à souffrir d’insomnies à cinq ans. Ses parents passaient des heures à tenter de l’endormir. Histoires, comptines, tisanes à la camomille (il avait horreur du goût, ses parents ont arrêté car l’aspect diurétique n’était pas propice au repos), spray à la lavande, au mimosa, peluches, veilleuse, plafond étoilé, diner léger, massages…

Et puis les rendez-vous chez les spécialistes, encore et encore, un nouveau à chaque fois.

Tous ont refusé la prescription de somnifères. Ils jugeaient le patient trop jeune. Cela aurait pu nuire au développement de ses capacités cognitives, créer des troubles tels que pertes de mémoire, de repères, irritabilité, phases dépressives et une dépendance aux cachets. L’un a proposé un traitement à base de plantes, un autre une cure de mélatonine, un troisième a conseillé l’hypnose. Les parents ont toujours acquiescé. Ils aimaient leur fils. Ils voulaient son bien. Eux non plus ne dormaient plus. Ils ont commencé à désespérer. Leur fils souffrait d’un mal profond que ni les plantes, ni la mélatonine, ni l’hypnose ne sont parvenues à soulager. Aucun traitement n’a fonctionné. Le cerveau de leur fils ne voulait pas se reposer. Les parents craignaient de le retrouver mort un matin. La mère avait la vision horrible du corps sans vie de son petit garçon, les yeux encore ouverts et cernés. Ils veillaient. À tour de rôle, puis surtout la mère. L’ambiance à la maison est devenue électrique. L’amour entre les parents s’est épuisé, a fini par s’endormir et ne s’est jamais réveillé. Les parents ont divorcé. Garde alternée.

En grandissant, le garçon a commencé à culpabiliser. Alors les séances chez le psy pour ne pas créer davantage de dégâts. Ce n’est pas ta faute, mon chéri. Il était jeune mais pas idiot : bien sûr que c’était sa faute. La mère a perdu son travail, à force d’arriver en retard au bureau, d’y commettre des erreurs plus ou moins graves, à cause du manque sommeil et de son incapacité à se concentrer. Elle a fini addict aux anxiolytiques et aux somnifères. Un matin, elle s’est pendue dans son salon. Son fils l’a retrouvée en rentrant de chez son père. Il s’est évanoui – quelques heures de repos...

L’enfant est devenu un homme. Il s’est construit avec le divorce de ses parents et le suicide de sa mère sur les épaules. Il a tenté de coucher ses douleurs par écrit. Il aimait la poésie. Il lisait des recueils, la nuit. Il les connaissait tous par cœur. Mais l’écrit n’était pas son fort. Son père le consolait en lui disant que poète, ce n’était pas un vrai métier, que personne n’en vivait. Que Rimbaud, Verlaine et tant d’autres avaient mal fini. Et qu’un jour, il trouverait sa voie.

Il est devenu veilleur de nuit dans un parking. Aucune perspective d’avancement, mais la sécurité de l’emploi et un salaire fixe. Il continuait à lire de la poésie, laissait quelques SDF dormir à l’abri, s’est vite habitué à l’odeur d’urine et à l’obscurité. Son métier ne le rendait ni fier ni heureux. Mais il avait tué sa mère, alors il ne méritait pas mieux.

Son médecin lui prescrivait des somnifères pour l’aider à s’assoupir quelques instants durant l’après-midi, afin que ses organes ne s’altèrent pas. Il se réveillait au bout de trois heures, opérationnel, prêt à commencer sa nuit.

Un jour, une offre d’emploi a retenu son attention. Un travail de nuit, aucune compétence requise si ce n’est avoir une bonne vue, savoir écrire, et être insomniaque. Il avait entendu parler de l’application Dream of my reality, comme tout le monde. Il ne s’y était pas intéressé, car ses cachets ne lui permettaient pas d’atteindre la phase du sommeil paradoxal, celle des rêves.

Il s’est rendu à l’entretien d’embauche muni des preuves médicales qu’il souffrait d’insomnie chronique depuis l’enfance, ainsi que d’un certificat de son ophtalmologue qui attestait de sa vue parfaite. Le job consistait à visionner chaque nuit en direct les rêves d’un adhérent à l’application, à en faire le compte-rendu par écrit et à le transférer au pôle central dès le réveil du rêveur. La tâche lui paraissait beaucoup plus enrichissante que celle de gardien de parking.

Il a eu le poste. Il en aimait l’intitulé poétique : « Veilleur de rêves ».

Désormais, il embauche chaque soir à vingt-deux heures, bipe son badge, salue le veilleur de nuit, réalise qu’il pourrait être à sa place et se réjouit de se rendre dans une petite pièce sombre du sixième étage. Tous les veilleurs de rêves sont au sixième étage, de longs couloirs avec une enfilade de portes de chaque côté. Ils ne se parlent pas, c’est chacun sa porte, chacun son rêveur. Un fauteuil, un bureau, un ordinateur et c’est tout. Il a du café à volonté mais n’en voit pas l’utilité. Il boit des litres de tisane à la camomille, en hommage à sa mère. Il n’en aime toujours pas le goût, c’est sa punition.

Il s’installe face à l’écran, rentre son mot de passe. Il appuie sur play et pénètre dans un esprit inconnu. Chaque rêveur est identifié par un numéro, car l’anonymat doit être respecté. Tous les mois il a rendez-vous chez le psychologue de l’entreprise afin de s’assurer qu’il est toujours apte au travail. Il bénéficie d’une mutuelle et d’un accès à une salle de sport pour prévenir les lombalgies, les sciatiques ou tout autre mal lié à sa sédentarité.

Certains rêves sont riches en péripéties. Il a parfois du mal à suivre, à prendre des notes. Le cheval qui devient un ours qui devient à son tour une abeille qui est en réalité le mari. La maison qui est un océan. L’histoire qui débute dans un train et se poursuit sans transition sur Mars, où les plantes parlent. Il apprend à oublier la norme, les règles, la logique. Le repas de famille se transforme en partouze, et la famille n’est plus la famille mais un couple d’amis unijambistes. Il se balade toutes les nuits dans des mondes plus ou moins vraisemblables, plus ou moins réalistes. Il s’applique, note chaque détail, retranscrit les dialogues (qui n’ont souvent ni queue ni tête), reste factuel, ne quitte son fauteuil que pour soulager sa vessie. Il se surprend à se réjouir pour le protagoniste du rêve, ou au contraire à avoir peur avec lui. L’autre nuit, une jeune fille aidait son grand-père à faire sa toilette dans une baignoire rose. Elle lui savonnait le dos. Quand elle a senti le relâchement dans le corps du vieil homme, elle a compris qu’il était parti. C’était doux et triste. Elle a pensé que la baignoire était un bon endroit pour pleurer. Lui aussi a pleuré face à son écran.

Il prend du plaisir à effectuer son travail. C’est un peu comme aller au cinéma, avec des scénarios plus ou moins bien ficelés. Il sait que les rêves ont tous une signification, que rêver de perdre ses cheveux ou ses dents a un sens plus complexe. Parfois, il s’amuse à essayer de le déchiffrer ; le plus souvent, il laisse couler. C’est comme la poésie : il ne comprend pas toujours, mais il ressent la beauté, le tragique, la force de l’imagination. Il passe ses nuits à voyager. Il est veilleur de rêves, et son seul regret est d’avoir beaucoup moins de temps pour lire de la poésie.

Son père sort le poulet du four. Tous les dimanches midi, ils déjeunent ensemble. Il félicite à nouveau son fils pour son nouveau job. Il dit qu’il est fier. Il dit C’est bien mieux que gardien de parking. Il se remémore le chemin parcouru, les nuits blanches, l’adolescence douloureuse, l’absence totale d’espoir. C’était lourd, sombre. Il se réjouit de ce nouveau départ. Ce n’est pas donné à tout le monde de faire un boulot qui nous plaît. Il sait de quoi il parle. Il perçoit une vague mélancolie dans le regard de son fils, alors il ajoute La poésie ce n’était pas pour toi. Il a lu quelque part que le taux de suicide des artistes connaissait une forte hausse ces dernières années. La faute à la précarité, au manque de liberté, à la concurrence, et aussi à une trop grande sensibilité. Il se réjouit que son fils ne soit pas un artiste, mais ça, il ne le dit pas. Il ne parle pas non plus de cette histoire de suicides, pour éviter que son fils ne pense à sa mère. Même s’il sait qu’il y pense. Lui aussi y pense, tous les jours, surtout le dimanche. Il sert une cuisse de poulet à son fils, lui demande s’il veut de la salade. Son fils acquiesce. En mélangeant la salade, il pose quelques questions sur Dream of my reality.

Son fils raconte les rêves loufoques, mais n’aborde pas les rêves inquiétants. Ce ne sont pas des cauchemars. Dans les cauchemars, le rêveur fuit, a peur, se cache, court, subit. Les rêves inquiétants, c’est différent. Il n’y a pas d’angoisse, mais une forme de plaisir. C’est dérangeant, malsain. Le rêveur prend son pied, il le sent. Il assiste à des meurtres, des séquestrations, des sessions de cannibalisme. On lui plonge la tête dans des entrailles. Du sang coule, il a un goût de fer dans la bouche. Des bombes explosent, il lit des dates, se demande s’il s’agit de prédictions. Jamais il ne ferme les yeux ou ne met sur pause, même quand il s’agit du viol d’un nourrisson. Il veille sur les rêves comme ses parents ont veillé sur lui. Il a une mission, on compte sur lui. Il s’applique à ne rien manquer, à tout noter scrupuleusement. Quand le jour se lève sur la fin d’un rêve inquiétant, il est soulagé de quitter la petite pièce. Quand il rentre chez lui, il prend deux cachets.

Il ne sait pas exactement à quoi servent ses comptes-rendus, mais il soupçonne ses supérieurs de transférer les rêves inquiétants aux autorités. Une nuit, il a vu une joggeuse brûler vive. La semaine suivante, un homme, auteur de quatre féminicides par immolation, a fait la une des journaux. Il a désormais la certitude de servir le bien commun. Il participe à la protection de ses semblables. Une sorte de héros de l’ombre. Le veilleur de rêves, ça sonne bien.

Il sent le gras du poulet couler sur son menton. Il remercie son père pour ce délicieux déjeuner.

Cette nuit, le rêve 208 retient toute son attention. Une femme écrit des vers dans un cahier. Il fait nuit, la femme fume, des cendres tombent sur les feuilles. Il ne voit pas son visage, juste le poème qui prend son envol sur les pages. La femme le lit à voix haute en même temps qu’elle écrit. Et c’est beau, qu’est-ce que c’est beau ! Il s’y connait en poésie. L’émotion monte de sa gorge à ses yeux. Elle se mêle à celle de la femme. Ils fusionnent. Lui, elle, le poème : l’évidence. Le reste disparait – le bureau, la tisane froide, les murs. Il n’est pas assis sur son fauteuil, il flotte entre les lignes du cahier. Il remercie le ciel, sa mère, et il ne sait qui d’autre pour ce moment. Il ne croit pas en Dieu. Il croit en la beauté, la grâce. Et elle s’offre à lui cette nuit. Rêve 208. Il tape le poème sur les touches de son clavier. Il croit voir les cendres tomber sur les touches. Peut-être qu’il rêve, lui aussi. Peut-être que c’est son rêve. Oui c’est ça, c’est ça. Point final. Le rêve s’achève. L’aube arrive. La rêveuse commence sa montée vers l’éveil. Pris d’un élan, il sort une feuille, un stylo, et retranscrit le poème. Il le relit, encore et encore et encore. Jusqu’à ce qu’il entende des voix dans le couloir. Il doit transmettre le rêve 208, il doit laisser le poème s’en aller. Mais il ne peut pas, il ne veut pas. Il efface son compte-rendu. La rêveuse 208 va s’en aller, le poème va rester. Il invente un compte-rendu, l’histoire de deux petites filles endormies, des sœurs, d’objets enfoncés dans leurs petites fentes, soyez sage, ne faites pas de bruit, chut, ne pleurez pas. Les petites filles deviennent une seule petite fille. Je t’aime tu sais, je t’aime comme personne ne t’aimera. La petite fille caresse la joue, moi aussi je t’aime, moi aussi je t’aime, la rêveuse 208 enfonce profond sa main, sa tête, tout son être, loin très loin jusqu’à ce que. Le réveil.

Il envoie le compte-rendu.

Il range le poème dans son sac.

Il ne prend pas de cachet. Il ne veut pas dormir cet après-midi. Il imagine les forces de l’ordre sonner à la porte de la rêveuse 208, lui mettre les menottes et l’emmener dans l’obscurité. Il a mal au ventre, prend l’autre cachet, celui qui calme. Il ferme les rideaux, s’installe à son bureau, allume une petite lampe de chevet, une cigarette, ouvre un cahier. Il réécrit le poème, qui devient son poème. Il le lit à voix haute. Il pleure.

Il se rend chez son père, lui demande de s’asseoir sur le canapé et d’écouter. Il récite le poème et c’est sa mère qu’il voit, elle défait la corde à son cou et vient enlacer son petit garçon. Il se réveille en sursaut. Pour la première fois de sa vie, il a rêvé.

Il regarde son cahier, le poème, les cendres.

Il sourit.

Il appelle son père, mais tombe sur sa messagerie. Il raccroche, va prendre sa douche. Il embauche dans une heure.

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