Chez les policiers, le taux de suicide est supérieur d’un tiers à la moyenne nationale. Face à la recrudescence constatée depuis le début d’année, les associations et syndicats s’inquiètent, craignant de revivre l’hécatombe de 2019. Mais Gérald Darmanin l’affirme, ces drames ont « un lien direct avec la vie personnelle et non pas professionnelle ». Un déni dont le premier flic de France est coutumier. Notre enquête le révèle : bien que la loi l’y oblige, le ministre de l’Intérieur refuse de communiquer ses bilans sociaux et son administration organise l’omerta. Il faut cacher une réalité qui dérange.
Quand on ne veut pas voir ce qui fâche, faire disparaître le thermomètre reste la meilleure méthode. Cette technique sommaire mais efficace, Gérald Darmanin l’applique en refusant de communiquer les chiffres de la souffrance dans la police que son ministère est tenu de produire et de diffuser. À l’Intérieur, le message est clair : circulez, il n’y a rien à voir.
Partir pour (sur)vivre. Ce choix radical, Marc La Mola l’a fait en 2013 en quittant la police pour sauver sa peau, laissant derrière lui une vie en souffrance. Une démission après un burnout, « comme beaucoup d’autres malheureusement ».
Lorsqu’il sombre dans la dépression, le brigadier-chef La Mola cherche de l’aide autour de lui. Il laisse au service de soutien psychologique opérationnel (SSPO), chargé d’aider les policiers en détresse, « un message qui est à ce moment-là de désespoir ». Un appel au secours comme une bouteille à la mer d’un homme - un flic - qui va mal. Très mal : « Je suis littéralement au fond du trou », raconte une décennie plus tard l’ancien de la BAC, décrivant « un état pitoyable », « sous antidépresseur », avec « vingt kilos en trop... »
Trois mois après son message adressé au SSPO, un psychologue le rappelle. Un délai de réaction « suffisant à beaucoup de flics pour se suicider », à ses yeux.
De son expérience de près de trois décennies passées dans la police, Marc La Mola a tiré une série de livres - dont « Le sale boulot, confessions d’un flic à la dérive » et « Un mauvais flic », tous deux sortis chez Michalon, en 2012 et 2014. Dans le premier, l’ancien brigadier-chef nous plonge « dans des endroits sordides » et « des commissariats miteux » - « un voyage dont personne ne sortira indemne » selon la présentation de l’éditeur. Dans le second, il dénonce « l'état de déliquescence de la police nationale » avec sa « politique du chiffre », ses « prime[s] au mérite », ses « syndicats corrompus », ses « locaux insalubres » et son « manque d'effectifs »...
Si cette histoire a fini dans les librairies, elle a en revanche laissé peu de traces dans les archives de son ex-employeur : elle se résume à un chiffre noyé dans un rapport du ministère... pas même publié.
Cette omerta du ministère de l’Intérieur est illégale : pour les organisations de plus de 300 salariés, les bilans sociaux doivent être produits chaque année. D’après l’article L311-1 du code des relations entre le public et l’administration, ces documents doivent par ailleurs être rendus publics. Les informations qu’ils compilent permettent de connaître la situation sociale dans les entreprises et les organisations tenues de les produire. Pourtant, il faut le constater, place Beauvau, ils sont passés sous silence.
Blast en a fait l’étrange expérience. Cette difficulté – obtenir la communication de ces éléments -, nous l’avons touchée du doigt dès le début de cette enquête. À la recherche d’éléments sur les conditions d’exercice et la santé mentale des policiers, nous avons démarré notre travail en sollicitant ceux que ce thème concerne directement.
Danièle Coste est secrétaire générale du syndicat des psychologues de la police nationale (SPPN). Quand nous la contactons, elle nous invite à nous procurer le fameux bilan social que le ministère est tenu de produire chaque année. « Je ne l’ai pas en ma possession, précise-t-elle néanmoins à Blast. Mais en cherchant sur Internet vous devriez le trouver ».
Nous allons déchanter, très vite. Alors que nous sommes en chasse de ce document, les journées passent mais impossible de mettre la main dessus. Pas de trace du bilan social. Tous les ministères ont publié le leur, même l’armée. Tous sauf un : le ministère de l’Intérieur.
« Le bilan social ? Bon courage pour le trouver ! » Cyril Cros, président d’Assopol, association d’aide aux forces de l’ordre, répond dans un éclat de rire... Pas franchement encourageant. D’autres policiers font part de difficultés similaires. « Il n’était même pas disponible sur l’intranet du ministère », relève ainsi Stéphane Liévin, secrétaire général de l’association nationale d’action sociale de la police nationale (Anas).
Alors que nous nous obstinons, multipliant les contacts, toujours pas de bilan social. Étonnant. La police serait-elle plus muette que la Grande muette elle-même ?
Ni maintenant, ni dans six mois !
Contacté, le ministère ne semble pas savoir où est passé ce document. Pour toute réponse, il indique « ne pas disposer » du mystérieux bilan. Pourtant, par d’autres canaux, nous avons mis la main sur des procès-verbaux de réunions qui le mentionnent…
À ce stade, l’affaire prend une tournure de plus en plus étrange : face à ces preuves, nous recevons un appel de la Direction générale de la police nationale (DGPN). Une fin de non-recevoir très sèche : « Nous ne vous parlerons pas de la santé mentale, assène une voix au téléphone. Ni maintenant, ni dans six mois ! »
Confrontés à cette atteinte à l’obligation de transparence, nous insistons - pour obtenir des explications. D’autant que nous avons entre-temps fait une autre découverte. En recoupant plusieurs indices, il apparaît que le dernier bilan social produit par la place Beauvau n’est pas vraiment actuel : il date en réalité… de l’année 2019.
La DGPN aussi est tenue de produire un bilan social, spécifique. Là encore, elle refuse systématiquement sa communication, assurant que ce document serait confidentiel, sans précisions sur les motifs d’un tel classement. Nous décidons de rappeler. Au téléphone, la major Sandrine Delhaye est directe. Elle indique qu'elle « ne peut pas en parler ». Elle n’a pas de justifications à ce refus, pas plus qu’elle ne peut révéler qui a pris cette décision. En décembre 2021, le service de presse de l’Intérieur nous avait déjà expliqué que le bilan 2019 n’était « pas finalisé », renvoyant à celui de l’exercice 2018, lui non plus... pas disponible sur le site du ministère. Piquant, d’autant que, à cette date, ce n’est pas le bilan social 2019 mais 2020 qui aurait dû être déjà produit !
Pour revenir à celui de 2019, prétendument « pas finalisé », nous savons que le délégué national du syndicat Alliance Police Frédéric Galéa l’a eu en sa possession. Et nous disposons de diapositives qui le présentent, par exemple lors d’une visioconférence tenue par la direction des ressources humaines en septembre 2021 avec le syndicat des psychologues de la police nationale (SPPN)... Une présentation en 17 tableaux qui en résume les principaux points mais sans rentrer dans les détails : le nombre de policiers ayant mis fin à leur jour n’y figure pas...
Il faut se rendre à l’évidence : Gérald Darmanin et la direction de son ministère refusent de communiquer ces éléments publics, malgré nos relances. Sous son autorité, l’administration chargée de faire respecter l’ordre et les lois organise l’omerta sur la santé et la détresse de ses agents. Le bilan social est un fantôme et les informations qu’il contient sont manifestement jugées trop sensibles pour qu’il soit accessible aussi bien au sein de l’institution que pour les administrés. En toute illégalité.
Devant ce constat, nous nous tournons vers les responsables politiques. Ugo Bernalicis n’est pas surpris des faits que nous portons à sa connaissance. Sur les bancs de l’opposition à l’Assemblée nationale, il est le spécialiste des questions judiciaires et policières pour le groupe LFI, dans la mandature sortante. « Le sujet est tabou au point que les suicidés ne sont même pas mentionnés lors de la journée de commémoration des policiers disparus », relève tout de go le député insoumis de la 2ème circonscription du Nord. Pas de célébration et donc pas de bilan. « Ce ne sont pas des documents faciles à avoir et aisément publiés », acquiesce l’élu.
C’est le moins qu’on puisse dire. Toujours du côté du Parlement - en charge rappelons-le du contrôle de l’action du gouvernement -, nous n’aurons pas plus de succès avec les députés LREM qu’avec la place Beauvau. Ils n’ont pas voulu non plus répondre à nos questions. Parmi eux, Aude Bono-Vandorme (députée de l’Aisne), Caroline Janvier (Loiret) ou encore Bruno Questel (Eure). Le député de Seine-et-Marne Jean-Michel Fauvergue est le seul à avoir manifesté un peu d’intérêt pour le sujet. Mais pas de chance, l’ancien patron du RAID préfèrera botter en touche en raison du calendrier électoral.
Une condition de confidentialité : les données ne devaient pas être diffusées
Rien au ministère et silence de plomb à l’Assemblée... La recherche scientifique pâtit elle aussi de ce verrouillage. « Lorsque je travaillais sur le suicide dans la police, la DGPN m’a expliqué qu’il y avait une condition de confidentialité : les données ne devaient pas être diffusées, confie Céline*, chercheuse en science politique. J’ai compris que c’était un sujet sensible pour eux, qui les met directement en cause ». Au point que la chercheuse a préféré changer son fusil d’épaule, réorientant son sujet d’étude vers une thématique plus générale...
Si le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin tient tant à cacher son bilan social, c’est parce ce que ce document contient des données pas vraiment raccord avec le discours affiché publiquement par celui qui se prévaut volontiers de sa proximité avec ses fonctionnaires. Dès que l’occasion se présente et qu’un micro se tend, le premier flic de France, arrivé place Beauvau en 2020, manifeste son soutien à ses agents, pour s’en faire le premier protecteur. Cette image de proximité jure pourtant avec une situation alarmante sur le terrain et le quotidien de près de 150 000 agents. Parmi eux, Éric*, officier de police-judiciaire.
« J’ai décidé de tout arrêter ! ». Éric, 42 ans, est un père de famille responsable. Il a pris une décision murement réfléchie. Après vingt ans de bons et loyaux services, lui aussi s’apprête à rendre son brassard et quitter la carrière : « je suis arrivé à bout depuis trois ans », prévient-il.
Formé à la lutte contre les stupéfiants et la cybercriminalité, ce fonctionnaire a été baladé sans jamais hériter du poste convoité, correspondant à ses aspirations et à sa formation. Il est passé par la brigade des mineurs et s’est également occupé de violences conjugales et intrafamiliales. Là où « personne ne veut aller », selon ses mots.
« Dès le début, je leur ai dit que je voulais bien rendre service six mois mais pas plus longtemps car j’ai été victime d’attouchements quand j’étais jeune. » Malgré cette requête, Éric travaille toujours sur ce même type d’affaires. Le provisoire est devenu permanent et sa souffrance quotidienne. Face à ses difficultés, Éric a rencontré plusieurs psychologues.
Pour les forces de l’ordre, c’est le service de soutien psychologique opérationnel (SSPO) qui traite des risques psychosociaux. Créé en 1996, ce service vivote sans grands moyens. En 2018, un rapport sénatorial pointait le nombre de psychologues dont le SSPO dispose pour accomplir sa mission : sur tout le territoire national, ils sont... 89 pour 151 164 policiers - soit 1 psychologue pour 1 698 agents, si on fait le ratio ! À l’époque, face à ce constat, le président de la commission sénatoriale, l’ancien parlementaire socialiste Michel Boutant, avait plaidé pour des recrutements supplémentaires. Dans le vide puisque le nombre de psychologues du SSPO n’a pas changé depuis.
Éric, notre policier en difficulté, a en revanche bien été pris en charge par le service de soutien psychologique opérationnel. Il n’a pas oublié son dernier rendez-vous et ce moment où la psychologue qui le recevait l’a sèchement recadré. Et cette injonction - « il faut prendre son mal en patience ! », s’est-il entendu répliquer - qui l’a profondément marqué alors qu’il se trouvait à la limite du burnout.
Désormais, le quadragénaire consulte en dehors du dispositif interne censé aider et accompagner les agents en souffrance. Le rapport sénatorial sur l’état (et le malaise) des forces de sécurité intérieure de 2018 recommandait d’ailleurs au ministère de faciliter le recours à ces consultations de thérapeutes et psychologues extérieurs.
« Le SSPO n’est pas du tout efficace, estime notre témoin au regard de son expérience, le chef de service n’est pas remis en cause : même avec vingt-deux ans de service, on me rejette la faute dessus. La hiérarchie ne reconnaît jamais ses torts. »
Au-delà des dysfonctionnements du service, le lien étroit que celui-ci entretient avec la hiérarchie nourrit les critiques. La première fois qu’il rencontre une psychologue, suite à une fusillade, Éric a 18 ans. « Consulter une psy dans l’enceinte du commissariat, ou même à la préfecture, m'avait marqué. On est tout de suite fichés même si on nous dit que c’est anonyme. C’est totalement faux : mon chef de service était avisé que j’étais allé voir la psychologue. » Une démarche qui n’est pas sans conséquence.
Ce qui nourrit la méfiance envers le SSPO, c’est la peur d’être « désarmé » si la hiérarchie l’apprend. Dans le langage policier, être « désarmé » signifie devoir arrêter de travailler. À l’image de ce policier tourangeau mentionné par Éric, arrêté pendant plusieurs semaines du seul fait d’avoir consulté le SSPO. « Être désarmé, c’est l’humiliation totale : tu n’es plus capable de protéger la population ».
Si les policiers sont à bout, les psychologues aussi : avec 214 655 euros de budget (0,35 % de celui de l’action sociale du ministère), le SSPO est notoirement sous-financé. Ce budget serré et la faiblesse des effectifs limitent les consultations, obligeant les « psy » à se déplacer partout en France. « Ils passent plus de temps dans leur voiture qu’avec les agents, commente Danièle Coste au syndicat des psychologues de la police nationale. Pour voir un patient, ils roulent parfois plus de 100 kilomètres ! » Une machine délirante produisant une situation ubuesque : des psychologues chargés de lutter contre le burnout qui souffrent eux-mêmes de burnout...
Dans les écoles de police également, la prévention des risques laisse à désirer. Depuis 2011, si des sessions sont organisées en classe, elles sont insuffisantes. « Il y a environ quatre-vingt heures de cours dédiées sur la formation de douze mois, nous restons en surface, pointe Marjorie Depreissat, elle-même psychologue à l’école nationale supérieure d’application de la police nationale à Toulouse. Les élèves se sentent peu concernés et cela pose problème quand ils arrivent sur un terrain sensible et ne sont pas formés pour réagir. »
Pour Marjorie Depreissat, le problème est bien structurel : l’institution n’investit pas suffisamment alors que la dégradation de la santé mentale touche des milliers de policiers. Dans le même temps, il est quasi impossible de mesurer avec précision l’état réel des troupes à cause de la non-communication des bilans sociaux. Comme si un médecin, pour faire disparaître la fièvre, préférait partir en vacances en fermant son cabinet...
Le début de l’année 2022 a été tragique pour la police : depuis le 1er janvier (au 10 avril), 22 agents ont mis fin à leurs jours. Les deux précédentes années, 2020 et 2021, avaient pourtant laissé entrevoir une amélioration, avec un total de suicides inférieur à 45 par an, la moyenne établie depuis 1993. Mais 2022 semble s’inscrire dans la continuité des années noires de 1996, 2014 ou 2019.
Face à cette hécatombe, le ministère a convoqué le 26 janvier dernier une réunion avec la DGPN et les associations d’aide aux policiers. L’occasion pour Gérald Darmanin d’annoncer le recrutement d’une vingtaine de nouveaux psychologues au SSPO, et porter leur nombre à 120. Un effort certes, mais loin d’être suffisant.
Le policier défenseur de la veuve et de l’orphelin est devenu celui qui donne les coups de matraque
Stéphanie Eynard a 47 ans. Cette brigadier-chef à la sûreté départementale de Saint-Etienne le dit sans détours : elle ne voit « aucune réaction » de l’administration « qui permette d’endiguer le suicide ». « Qui peut mieux aider un policier qu’un autre en difficulté ? », lance-t-elle dans une formulation qui porte en elle sa réponse. Plus jeune, Stéphanie Eynard ne s’imaginait pas faire autre chose que le métier qui est aujourd’hui le sien. Mais le rêve a tourné à la désillusion : « Le policier défenseur de la veuve et de l’orphelin est devenu celui qui donne les coups de matraques ».
Augmentation de la délinquance, baisse des moyens, humains et matériels, manque de soutien de la hiérarchie… Stéphanie Eynard dénonce des conditions de travail déplorables, aux lourdes répercussions sur le quotidien des agents. Face à cette réalité, elle a choisi de s’investir au sein d’Alerte police en souffrance (APS). Cette association d’entraide entre policiers dont elle est la secrétaire a été fondée en 2019, année où 59 fonctionnaires se sont suicidés. Pour pallier le manque de moyens mis à disposition du SSPO, d’autres associations se sont également créées : Assopol, Pep’s (Police, entraide, prévention et lutte contre le suicide)… Toutes poursuivent principalement le même but : prévenir les suicides.
Derrière les agriculteurs, la police est le corps de métier le plus frappé par le phénomène. En 2018, le rapport du Sénat estimait que le taux de suicide y était de 36 % supérieur à la population générale. Réalisé par la Mutuelle générale de la police (MGP), le baromètre santé de la police nationale révèle le 7 juin 2021 que 39 % des policiers seraient en état de détresse mentale. Et 24 % des sondés disent avoir eu des pensées suicidaires ou avoir entendu des collègues en parler autour d’eux.
En trois ans, ces chiffres ne se sont pas améliorés. Si on en croit les associations mobilisées début 2022, on relèverait aujourd’hui 41 % de suicides en plus dans la police que dans le reste de la population active. L’année dernière, 63 % des agents qui se sont donné la mort l’ont fait sur leur lieu de travail. Une majorité avec leur arme de service.
« S’il y avait eu une réelle prise en compte, peut-être qu’une partie des collègues serait encore parmi nous », regrette Stéphanie Eynard, pointant du doigt le ministère.
C’est Sarkozy qui a tué la police
« C’est Sarkozy qui a tué la police ». Fabrice*, 47 ans, est policier depuis un quart de siècle. Il est également engagé dans une association, comme bénévole. Pour lui, l’arrivée à l'Intérieur du mentor de l’actuel locataire de la place Beauvau en 2002 a préparé la suite, ce mal-être dont on constate les dégâts. La mise en place de la « politique du chiffre », autour des statistiques - une obsession qui pousse à maximiser le nombre de contraventions et d’arrestations -, a provoqué un changement irréversible des méthodes de management.
Nicolas Sarkozy a également dissout la police de proximité. « Il a quand même réduit de plus de 20 000 l’effectif de la police nationale et a instauré des quotas, rappelle Fabrice. C’est la plus grosse connerie (sic) : on n’arrive pas à s'en remettre ! ».
Pour notre témoin, les méthodes de management exercées sont responsables « à 50% » du mal-être des policiers. En cause, une hiérarchie qui ne connaît pas le terrain. « Je ne trouve pas normal que l’on ait des commissaires qui arrivent et sont tout juste sortis de grandes écoles. Ce sont des machines à statistiques, c’est ce qui nous tue ». Le policier pointe surtout un problème de longue date, qui ne s’est pas réglé avec le temps : il considère que tous les ministres de l’Intérieur arrivés après Sarkozy sont restés sur la même ligne. Un témoignage révélateur du fossé qui s’est creusé entre les agents, leur hiérarchie et leur ministère. « Les politiques passent, nous on reste. Ça veut tout dire. Il faudrait réformer la police nationale en commençant déjà par le haut ».
Mathieu Zagrodzki, chercheur au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (Cesdip) nuance toutefois le propos. Il y a bien eu une pression accrue sur les résultats depuis l’ère Sarkozy, selon lui. Mais le problème était déjà grave en 1996, « l’année noire » de la police avec 70 suicides, soit un mort tous les cinq jours. « Le changement de façon de travailler a commencé dès les années 1980 avec la baisse du nombre de commissaires. Nicolas Sarkozy n’a fait qu’empirer la situation. »
Chercheurs, policiers, syndicats, associations, psychologues, ils sont aujourd’hui nombreux à alerter sur l’état mental de la police nationale.
Le rapport sénatorial de 2018 pointait « une exigence républicaine », celle de « vaincre le malaise » et ce mal-être connu de tous. À commencer par la place Beauvau, qui feint de l’ignorer. Pour Marc La Mola, ce déni de réalité est volontaire : le reconnaître voudrait dire reconnaître la part de responsabilité du ministre de l’Intérieur. « Et ça, ils sont incapables de le faire. »
* Les prénoms de nos témoins exerçant toujours dans les rangs de la police ont été changés pour respecter leur anonymat et éviter de les mettre en porte-à-faux avec le droit de réserve qui risquerait de leur être opposé.
Crédits photo/illustration en haut de page :
(c) Adrien Colrat