Nanterre, une bombe sociale qui mijote depuis 45 ans

Nanterre, une bombe sociale qui mijote depuis 45 ans

A la suite du meurtre de Nahel par un policier, Nanterre s’est enflammée. Enfin, une partie de Nanterre, celle située à la lisière du parc André Malraux. Et à sa suite, d’autres quartiers sensibles dans d’autres banlieues ont connu quelques nuits d’émeutes.

Une fois les « évènements » passés, quelques journalistes du quotidien Le Monde ont écrit des papiers et reportages sur ce quartier sensible de Nanterre où vivait Nahel. Et ont écrit beaucoup de bêtises. L’un de ces papiers décrit ainsi cette cité, appelée depuis toujours les Tours Aillaud du nom de son architecte, comme une prouesse architecturale. Le second cherche, sans y parvenir, à comprendre pourquoi « les jeunes » ne veulent pas parler à la presse. Et réduit le parc de 25 hectares au minable statut de « square ».

Tant de bêtises, d’erreurs et d’ignorance, indignes de professionnel-le-s (je suppose qu’ils-elles sont des journalistes professionnel-le-s) m’ont mis en colère. Mais voilà, qui prend le temps aujourd’hui de remonter dans le passé pour comprendre les racines de la crise sociale qui a explosé à Nanterre à l’occasion du meurtre de Nahel ?

J’ai vécu à Nanterre, dans le quartier du parc, de 1976 à 1990. J’avais 12 ans quand ma famille y a emménagé, et 26 ans quand je suis parti vivre à Paris. Ma mère, mon frère et ma sœur habitent toujours dans le quartier.

Il se trouve aussi que l’un des mes oncles, Jacques Kalisz, est l’un des architectes qui a construit ce quartier. Pour ceux qui connaissent Nanterre, ce sont les cinq grands immeubles en paliers, proches du RER Nanterre Préfecture en lisière nord du parc. Pour lui il s’agissait d’immeubles ressemblant au Sphinx, pour encadrer la perspective royale en direction de la Seine et de Saint-Germain-En-Laye. Il devait construire, dans mon souvenir, une dizaine d'immeubles. Son programme a été arrêté à peine commencé, en raison de la crise des années 1970, et l’établissement d’aménagement de la Défense a préféré construire à la place ces abominables Tours Aillaud. Emile Aillaud était alors considéré comme un grand nom de l’architecture française, apprécié du pouvoir.

A l’époque également, la société des HLM des Hauts-de-Seine, qui avait et a toujours la haute main sur le logement social à Nanterre, était dirigée par une directrice générale sinon raciste, au moins xénophobe. Je le sais parce que mes parents l’ont rencontrée pour obtenir un logement dans l’un des bâtiments construits par mon oncle. Mon père était un ouvrier de l’automobile devenu dessinateur industriel, ma mère une dactylo qui ne travaillait pas pour s’occuper de ses trois enfants. Selon cette directrice, « notre statut social n'était pas digne des logements construits par mon oncle. Et si ce n’était pas lui l’architecte, nous n’aurions jamais obtenu un de ses logements, réservés à des cadres moyens et supérieurs. » La ségrégation sociale par le logement était une politique voulue, assumée, revendiquée par cette directrice, qui mettait en musique une volonté des gouvernements des années 1970.

Nous avons emménagé au moment où la construction des Tours Aillaud se terminait. Mon oncle, qui habitait le quartier contrairement à Emile Aillaud qui vivait dans un magnifique hôtel particulier à Paris, n’a jamais décoléré contre ce qu’il estimait être un scandale architectural et social. Car, les logements de ces Tours, vite et très mal construites, étaient réservés aux « populations sensibles » du département, celles dont toutes les villes de droite voulaient se débarrasser. Y ont donc été reléguées des familles en grandes difficultés, très souvent d’origine étrangère.

Les Tours Aillaud ne sont pas le seul quartier difficile de Nanterre, où le pouvoir politique national a concentré toutes les misères. On pourrait en citer bien d’autres, comme Les Provinces françaises (derrière la préfecture), une cité de transit provisoire récemment rénovée longtemps réputée pour être un véritable coupe-gorge, les Fontenelles... Après la destruction de l’immense bidonville de Nanterre dans les années 1960, les nouvelles cités ont accueilli les populations les plus fragiles, les premières victimes de la crise industrielle des années 1970. Les graines de la colère ont été plantées en imposant cette ségrégation sociale, empêchant tout espoir. Une politique qui s’est poursuivie au cours des années 1980 et 1990 avec la construction d’autres cités en lisière sud du parc.

Dès le départ, tout le monde savait qu’il fallait éviter les Tours Aillaud. C’était un ghetto qui avait été pensé, voulu comme tel. Enfermé sur lui-même. Discutant récemment avec une amie impliquée dans le social, elle me raconta être venue dans les années 1990 dans ce quartier pour une opération associative concernant le logement justement. En y mettant les pieds, elle avait été immédiatement saisie par un sentiment d’enfermement, d’étouffement, crée par cet environnement de tours, alors déjà dans un état très détérioré, qui bouchait tout horizon.

L’insécurité généré par ce ghetto était supportable tant qu’elle ne concernait que la population qui y vivait. Mais il était évident qu’un jour ou l’autre, la cocotte-minute exploserait et déborderait largement de ce bloc d’immeubles.

Cette relégation sociale et cette concentration de problèmes sociaux s’accompagnaient aussi d’un apartheid scolaire déguisé. Bien que fréquentant le même collège, je n’ai jamais croisé un seul élève habitant les Tour Aillaud. Officiellement, la répartition des classes se faisait entre bons et « moins bons » élèves. Il y avait pourtant des cancres dans mes classes, mais ils étaient blancs…

En 45 ans, bien peu de choses ont changé, malgré des travaux de réhabilitation. La mairie de Nanterre a fait ce qu’elle a pu pour limiter les dégâts. Mais régler le problème supposerait d’abord de démolir ce ghetto et de reloger les familles dans de véritables quartiers où la mixité sociale est encore une réalité. Et que l’Etat cesse sa politique de destruction systématique des services sociaux seuls à même de pouvoir suivre et aider ces populations fragiles.

Mais de cela, ni Le Monde, ni les médias audiovisuels ne veulent parler. Alors au royaume des aveugles de la crise sociale, leurs journalistes pyromanes préparent déjà les futurs incendies. 

Crédits photo/illustration en haut de page :
Morgane Sabouret