Comment Israël nettoie Jérusalem-Est

Comment Israël nettoie Jérusalem-Est

Sous couvert de la guerre à Gaza, les autorités israéliennes multiplient les démolitions dans les quartiers arabes de Jérusalem-Est. Plus de 150 bâtiments y ont été détruits depuis le début de l'année. Objectif : pousser les habitants palestiniens à quitter la ville.

« Je vis dans une caravane, j'attends les bulldozers, je ne sais pas quand ils vont venir. Après quoi je serai dans une tente, sous les arbres, sur ma terre natale. » En novembre dernier, la municipalité de Jérusalem a détruit ce qu'il restait de la maison de Fakhri Abou Diab, dont une partie avait déjà été détruite en février. Cet ancien comptable est devenu une figure locale de la lutte contre les démolitions dans le quartier d'Al-Bustan (le jardin, en arabe) situé à Silwan, dans Jérusalem-Est annexée et occupée par Israël depuis 1967.

Sa famille avait construit sa maison avant cette annexion. Il l'a plus tard agrandie, pour pouvoir y vivre avec sa femme et plusieurs de ses enfants et petits-enfants. « Je suis allé à la municipalité pour obtenir un permis pour l'agrandissement, mais ils ne me l'ont jamais donné », raconte-t-il. A Jérusalem-Est, presque toutes les demandes de permis de construire déposées par des familles palestiniennes sont rejetées. « Aujourd'hui, ils disent que ma maison est illégale, j'ai pourtant été taxé toutes ces années », explique Fakhri Abou Diab. « Avant, nous vivions ensemble avec nos enfants, nous nous voyions tous les jours. Maintenant, c'est juste ma femme et moi, seuls, sans rien. » Les autorités lui réclament l'équivalent de 8500 euros pour couvrir les frais de la démolition partielle du mois de février. Il n'a pas de quoi payer.

Ces dernières semaines, plus de 15 autres familles de Silwan ont subi le même sort que Fakhri Abou Diab. « Nous n'avons nulle part où aller », déplore ce dernier.

Près de 25 000 Palestiniens vivent dans ce quartier devenu « la cible d'actions de judaïsation très agressives du gouvernement israélien et des organisations de colons » en raison de sa proximité avec la vieille ville et des sites religieux, explique Aviv Tatarsky, chercheur pour l'organisation israélienne de défense des droits de l'homme Ir Amim. « Comme Silwan est densément urbanisé, il n'est pas possible d'y construire des colonies. Les autorités prennent donc le contrôle des maisons. Il existe des mécanismes juridiques très sophistiqués qui permettent à l'État de saisir des propriétés palestiniennes, d'expulser les familles palestiniennes qui y vivent et de remettre ces propriétés à des organisations de colons », ajoute-t-il. Le 13 novembre, les bulldozers et les pelleteuses ont détruit aussi le centre culturel d'Al-Bustan (financé par le gouvernement français), jugeant sa construction « illégale ».

Vers la destruction d'un quartier entier ?

Le quartier d’Al-Bustan « présente des caractéristiques politiques et sociales uniques qui ont des implications à long terme pour l'avenir de Jérusalem en tant que capitale d'Israël et de la Palestine », explique l'ONG israélienne anti-colonisation La Paix Maintenant. « Des centaines de colons vivent dans des enceintes isolées, entourés de milliers de Palestiniens qui leur sont hostiles. Et Al-Bustan sépare ces ensembles. Si, d'une manière ou d'une autre, vous parvenez à faire disparaître Al-Bustan, vous serez alors en mesure de relier les compounds (enclaves résidentielles habitées par des colons israéliens et gérées par des organisations ou des fondations qui soutiennent l’expansion juive à Jérusalem-Est, ndlr) et de les connecter à Jérusalem-Ouest », explique Aviv Tatarsky.

La Paix Maintenant craint qu'Al-Bustan ne disparaisse complètement. Dès 2005, la municipalité a émis des ordres de démolition pour près de 100 maisons du quartier. Les habitants ont alors travaillé à un plan visant à régulariser et préserver leurs habitations. Mais en 2009, les comités de planification, chargés de superviser et d'approuver les projets d'urbanisme et de développement dans la ville de Jérusalem, ont rejeté ce plan.

Un an plus tard, le maire de Jérusalem de l'époque, Nir Barkat, présente le projet du « Jardin biblique du roi », qui vise à transformer une partie de Silwan en un parc archéologique et touristique inspiré de l’histoire biblique de la région. Le nom « Jardin biblique du Roi » fait référence à des récits de la Bible hébraïque qui décrivent un jardin royal près de la vallée du Cédron, associée à la période du roi Salomon et à d'autres rois de l'Antiquité. « Il est important de noter que cette référence n'est pas étayée par des preuves archéologiques ou historiques, et que la plupart des spécialistes proposent d'autres emplacements pour le jardin du roi », estime l'ONG La Paix Maintenant. Ce plan vise à créer un ensemble continu de sites touristiques. « Dans toute cette zone, la construction ou le développement pour les besoins des Palestiniens sont interdits, les sites touristiques sont gérés par l'organisation de colons Elad » et Al-Bustan « bloque » le développement du circuit touristique que le gouvernement et les colons cherchent à établir autour de la vieille ville, précise l'ONG.

À l'époque, Nir Barkat avait tenté de présenter le plan comme une solution équitable au problème : les maisons devaient effectivement être démolies pour faire place à un parc touristique, mais les résidents seraient autorisés à de construire des immeubles sur une zone limitée adjacente au parc. En somme, explique La Paix Maintenant : « Le plan de la municipalité ne garantit pas de solution de relogement aux familles palestiniennes qui seront déplacées, il propose plutôt aux habitants de construire eux-mêmes (à leurs frais) de nouvelles maisons sur des propriétés appartenant à d'autres habitants dont les maisons sont également vouées à la démolition. ».

La situation « kafkaïenne » d’Um Tuba

Um Tuba, situé entre Jérusalem-Est et Bethléem, est un autre quartier arabe victime de la stratégie de modification démographique de Jérusalem-Est. Les quelque 150 résidents ont découvert, presque par hasard, que le Fonds national juif, un organisme du mouvement sioniste, s'était emparé des terrains sur lesquelles sont construites leurs maisons : lorsqu'un habitant s'est rendu à la municipalité pour obtenir un permis de construire, il a appris que les parcelles de terrains ont discrètement été enregistrées au nom du Fond national juif par le cadastre israélien. « C'est une situation kafkaïenne » qui résulte d'une « opération réalisée sans avis ni consultation du public », dénonce Aviv Tatarsky - puisque les résidents avaient obtenu auprès de municipalité, entre les années 1990 et 2019, les permis nécessaires pour construire leurs habitations sur ces terrains. « Pour le moment, rien n'a été précisé par rapport à ce que vont devenir ces logements, mais étant donné qu'ils se trouvent sur des terrains désormais enregistrés au nom du Fonds national juif, tôt ou tard, celui-ci va dire “vous devez partir“ », explique Aviv Tatarsky.

Intensification des démolitions depuis le 7-Octobre

Bien au-delà des seuls quartiers d'Al-Bustan et Um Tuba, c’est Jérusalem-Est dans son ensemble qui est touchée une accélération des démolitions et des constructions de colonies, illégales au regard du droit international. Dans les six premiers mois suivant la riposte israélienne à l’attaque perpétrée par le Hamas le 7 octobre 2023, plus de 20 projets totalisant des milliers d’unités de logement à destination des populations juives de la ville ont été approuvés ou avancés, révélait The Guardian en avril 2024. Le rythme des démolitions de maisons palestiniennes a presque doublé depuis le début du conflit à Gaza. Et plus de 150 bâtiments ont été détruits depuis le début de l'année : « un record », affirme Aviv Tatarsky.

Sous couvert de la « guerre », et alors que le monde a les yeux rivés sur Gaza, les violences à Jérusalem-Est ont atteint des niveaux inégalés. « Rien de tout cela n'est nouveau, mais ça s'est intensifié », explique le chercheur. « Ce gouvernement, contrairement aux précédents, cherche l'escalade des tensions (...), il souhaite exercer une telle pression sur les Palestiniens à Jérusalem-Est qu'ils obtiendraient une réaction qui deviendrait alors une excuse pour prendre des mesures terribles » (comprendre, au minimum, l'expulsion des Palestiniens), analyse-t-il.

Aviv Tatarsky estime que les Palestiniens de Jérusalem-Est et de Cisjordanie « font preuve d'une retenue remarquable, même inconcevable » face à la violence israélienne et à la situation économique actuelle. « Je pense que les Palestiniens comprennent qu'ils n'obtiendront rien par la résistance, quelle qu'en soit la forme, alors ils s'accrochent jusqu'à ce que les choses changent », ajoute-t-il. Pour Fakhri Abou Diab, cette résilience se mue en détresse : « Je n'ai plus aucun espoir. »

Crédits photo/illustration en haut de page :
Morgane Sabouret