INFO BLAST : Quand les stations de ski siphonnent l’eau, le préfet détourne les yeux

INFO BLAST : Quand les stations de ski siphonnent l’eau, le préfet détourne les yeux

Un tuyau restituant l’eau d’une rivière obstrué par un manche à pelle ; des prélèvements hors périodes (ou dépassant les quantités autorisées) ; des registres qu’on a oublié de renseigner... Pour couvrir les pistes de neige artificielle, tous les coups sont permis : Blast rend publique une série de documents qui montrent les trucs et astuces de l’industrie du ski. Informé de ces dérives, le préfet de Haute-Savoie ne bouge pas. Aucune des stations indélicates n’a été mise en demeure. Cerise sur le gâteau, la préfecture refuse l’accès aux documents administratifs. Révélations.

Il est 10h45 ce 7 décembre 2022 quand trois agents de l’Office français de la biodiversité (l’OFB) se présentent au pied du domaine skiable du Grand Bornand. Sous leurs yeux, ce jour-là, les canons à neige recouvrent d'or blanc les pistes de la station haut-savoyarde, ainsi que son stade de biathlon. En contrebas, des camions puisent dans les stocks de neige artificielle. Elle doit être transférée sur les pistes du « Grand Bo ». Ça tombe bien, les policiers de l’environnement sont venus inspecter la production de neige de culture.

Ce contrôle inopiné débouchera sur un rapport de manquement administratif. Ce document constate huit irrégularités, en violation des arrêtés préfectoraux autorisant le captage de l’eau pour fabriquer de la poudreuse. Comme le révèle le compte-rendu rédigé par l’OFB, que Blast s’est procuré, la société anonyme d’économie mixte (SAEM) Les remontées mécaniques du Grand Bornand a accumulé les fautes sur les retenues d’eau de la Cour et de Maroly.

Pomper sans noter

La première entorse relevée tient au calendrier. Celui d’exploitation de ces ouvrages qui stockent l’eau des montagnes n’a pas été respecté : théoriquement, le remplissage de la retenue de la Cour est interdit du 1er janvier au 31 mars. Pourtant, 8 078 m³ d’eau ont été déversés entre fin février et fin mars 2022 dans ce bassin de rétention. De fait, « en 2021 et en 2022, la retenue a été maintenue à son niveau maximal toute l’année », observent les fonctionnaires de l’Office français de la biodiversité.

Ce n’est pas leur seule surprise. Le registre des prélèvements n’indique en effet ni les périodes de pompage, ni les quantités pompées par cette retenue. Par ailleurs, les prélèvements (par pompage) de la retenue du Maroly n’ont pas non plus été renseignés de juillet à novembre 2022. Pas besoin selon la SAEM, car « il n’y a pas eu de production sur cette période », indique le rapport. Balivernes, constatent les agents de l’OFB, qui disposent d’une vidéo qui montre les enneigeurs en action... le 30 novembre 2022.

Le 30 novembre 2022, il est 8h21 au Grand Bornand. Les canons crachent de la poudreuse...
Document Blast.

Autre infraction, la SAEME avait l’obligation d’installer un repère dans le ruisseau des Bouts, où est puisée l’eau, pour en mesurer le débit. Ce calcul hydrométrique détermine si les retenues peuvent être ou non alimentées. La SAEME ne l’a pas installée, affirmant travailler sur la faisabilité technique de cet ouvrage depuis deux ans.

L'exposé factuel des non-conformités dressé après la visite d'inspection de l'OFB de décembre 2022. Edifiant...
Document Blast.

Cette non-conformité avait pourtant déjà été relevée en 2011, ce qui avait à l’époque valu l’ouverture d’une procédure judiciaire par l’Office national de l'eau et des milieux aquatiques (l’ONEMA), l’ancêtre de l’OFB.

Le 1er décembre 2011, des agents de l’ONEMA étaient venus contrôler les réservoirs à neige. Malgré l’interdiction de prélèvement d’eau, à cette période de l’année, ils avaient découvert que la retenue du Maroly était pleine et que celle de la Cour était en phase de remplissage. Les fonctionnaires avaient demandé au responsable neige et culture de la SAEM, Laurent P., de remédier à la situation. Le même Laurent P. qui... accueillera en 2022 les agents de l’OFB.

Pour leurs homologues de l’ONEMA, la SAEM « a[vait] tout à fait connaissance » de l’arrêté « mais il est [était] très peu respecté ». « La plupart des points évoqués devraient être fonctionnels depuis 2005, mais ce n’est pas le cas », avaient-ils alors noté. Les policiers de l’eau avaient ajouté que le remplissage d’une retenue en période de restriction « est d’autant plus à déplorer que nous connaissons depuis quelque temps un fort déficit en eau au niveau des cours d’eau. Le débit détourné vers la retenue serait donc très bénéfique au milieu naturel. »

Le « Grand Bo » : une station de traditions. Extrait du rapport de l'ONEMA de 2011.
Document Blast.

Onze ans plus tard, le dérèglement climatique a aggravé ce constat. Mais la nécessité de restreindre l’usage de l’eau entre en collision directe avec les intérêts économiques de la station. En 2023, Les remontées mécaniques du Grand Bornand ont réalisé un chiffre d’affaires de 15,1 millions d’euros (pour 382 000 euros de résultats net, contre 1,1 million en 2022). La commune est également candidate pour accueillir l’épreuve de biathlon des Jeux olympiques d’hiver 2030 – que les promoteurs de la candidature des Alpes françaises espèrent décrocher la semaine prochaine, lors de la tenue à Paris de la session du CIO (lire à la suite, en encadré). La neige ne doit en aucun cas manquer si le « Grand Bo » veut accueillir la compétition. Sollicitée par Blast, la commune n’a pas donné suite.

Fautifs mais... pénards

Malgré l’accumulation des rapports de manquements administratifs, la préfecture d’Annecy est aux abonnés absents. Ses services ne sanctionnent pas les fautifs.
58 retenues collinaires alimentent aujourd’hui les pistes de Haute-Savoie. Que ce soit par méconnaissance de la réglementation ou pour fabriquer coûte que coûte de la neige de culture, des stations outrepassent les arrêtés préfectoraux, qui encadrent cette production.
Certains manquements sont anecdotiques, quand on néglige par exemple d’afficher un arrêté d’autorisation. D’autres sont particulièrement graves – comme à la station de La Clusaz, dont Blast a révélé cette semaine les pratiques scandaleuses. Certains domaines skiables siphonnent de l’eau hors périodes réglementaires, au-dessus des quantités admises et oublient de renseigner les registres de prélèvements… En toute impunité.

Si une dizaine de rapports lui ont été fournis depuis 2020 par l’Office de la biodiversité, la préfecture de Haute-Savoie n’a, à notre connaissance, prononcé aucune mise en demeure à l’encontre des stations fautives. C’est pourtant une obligation légale. La publication de ces actes permet notamment d’informer le public et les associations de défense de l’environnement.

Sollicitée à plusieurs reprises, la préfecture n’a pas répondu à Blast (lire le OFF de l’enquête, à la suite).

Plusieurs motivations peuvent expliquer cette inaction. Inavouées, elles sont sans doute... inavouables. Celle-ci est la plus vraisemblable : représentant de l’État en région, le préfet pourrait ne pas vouloir froisser les acteurs économiques de la montagne, très influents localement, et parmi ceux-là les élus dont certains disposent d’un vrai pouvoir de nuisance.

Mais cette absence de réaction (et de sanctions) encourage probablement les stations à ne pas respecter la réglementation. Elles sont pourtant déjà nombreuses à ne pas l’appliquer, comme le prouvent les rapports de manquements administratifs auxquels Blast a eu accès.

Cette lecture est instructive.

À Manigod, un manche à pelle stoppe l’eau

Le 10 février 2023, le domaine skiable de Manigod (rattaché à l’ensemble La Clusaz/Manigod) a reçu la visite de trois agents de l’OFB. Le moment est idéal pour un contrôle inopiné : le temps est ensoleillé, les températures négatives et les enneigeurs couvrent les pistes de poudreuse. Ces canons à neige sont alimentés par la retenue du Merdassier, elle-même irriguée par un prélèvement d’eau sur le ruisseau du Nant Gothier.

Théoriquement, ce système doit restituer une partie de l’eau captée. Les agents constatent qu’il n’en est rien. Et pour cause : un manche à pelle a été enfoncé dans le trou qui sert à restituer le débit réservé... Les techniciens notent que la trappe, qui donne accès à cet équipement, est « totalement enneigée sans signe d’ouverture récente ». Sondé sur ce très curieux dispositif, le chef d’exploitation de Labellemontagne, société chargée de l’installation, « n’est pas en mesure de répondre ».

Photos prises par les fonctionnaires le 10 février 2023 et versées à leur rapport : l'eau ne coule pas « en aval du barrage ».
Document Blast.

« Le manche à pelle enfoncé dans l’orifice du débit réservé sert à mettre en charge la chambre de pompage, de sorte à prélever la totalité du débit entrant », précise le rapport de manquement administratif.

Au retour des agents de l’OFB, quatre jours plus tard, le manche a disparu. L’eau s’écoule à nouveau.

Le 10 février 2023, sur procès-verbal, les fonctionnaires de l'OFB constatent que le trou permettant à l'eau de s'écouler de la chambre de restitution du débit réservé est... bouché par un manche de pelle.
Document Blast

Au total, 12 non-conformités ont été relevées sur le site. Dans le lot, des surprélèvements d’eau, des prélèvements hors périodes (autorisées), des prélèvements mensuels et annuels non renseignés… « C’était un hiver très compliqué », explique aujourd’hui à Blast Jean-Yves Rémy. Le PDG de Labellemontagne le précise, la voix embarrassée : « Alors, à titre exceptionnel, l’équipe locale a récupéré un peu de neige en dehors des règles. » 

Une partie de la longue liste des infractions relevées par les hommes de l'OFB à Manigod.
Document Blast.
Pas le sentiment de faire de mal

« Ils n’avaient pas le sentiment de faire de mal parce qu’il y avait beaucoup d’eau cette année-là. Aujourd’hui, il y a eu une prise de conscience et ça n’a jamais été refait », assure par ailleurs notre interlocuteur, également trésorier des Domaines skiables de France (DSF) – le syndicat des exploitants.
En 2022, Labellemontagne a réalisé 4,53 millions d’euros de chiffre d’affaires

Cascade d’anomalies aux Brasses, surprélèvement à Praz de Lys ?

L’annonce du contrôle qui se présente n’a pas permis au domaine skiable du massif des Brasses, à Saint-Jeoire, de passer entre les gouttes. Le 18 décembre 2023, les fonctionnaires de l’OFB relèvent 13 non-conformités, sur les prélèvements d’eau dédiée à la neige de culture de la station de ski : débit supérieur à celui autorisé, périodes de remplissage non respectées, impossibilité de connaître le volume direct dans les enneigeurs et le volume entrant dans la retenue, pas de libre accès aux installations pour les policiers de l’environnement, absence de marquage pour mesurer la hauteur du cours d’eau…

Aux Brasses, il n'y a pas que de la neige artificielle qui tombe. Les anomalies se déversent par giboulées.
Document Blast.

Contacté, le domaine skiable n’a pas donné suite aux sollicitations de Blast. Nous aurions aimé savoir combien ces oublis ont rapporté à la station : les comptes annuels des remontées mécaniques du massif des Brasses n’ont pas été publiés en ligne.

Egalement annoncée, l’inspection du domaine skiable de Praz de Lys - Sommand, à Taninges, le 28 août 2023, a révélé huit non-conformités. On relève en particulier une prise d’eau construite pour capter trois écoulements au lieu d’un seul, l’absence de registre pour renseigner les prélèvements, le captage de 35 223 m³ d’eau en avril 2023 pour une limite fixée à 23 000 m³… Une simple « défaillance au compteur », assure à Blast Bruno Malochet.

A Praz de Lys, les agents en visite de contrôle ne se sont pas déplacés pour rien : c'est un catalogue d'infractions...
Document Blast.

Pour le directeur général délégué du domaine skiable, « en aucun cas il n’y a eu de dépassement ». Et les autres problèmes soulevés ne sont que « des régularisations administratives », dont une seule resterait à résorber.

En train de faire de même

« L’OFB a fait parfaitement son travail et nous sommes en train de faire de même afin de travailler dans la même direction pour l’avenir », promet Malochet. C’est aimable, pour l’OFB.
En 2023, le chiffre d’affaires de la société d’exploitation des remontées mécaniques du domaine de Praz de Lys - Sommand s’est élevé à 4,54 millions d’euros. 

A Flaine, deux retenues dans le viseur

A Flaine, le 26 juin 2022, l’OFB contrôle la retenue collinaire de Véret. Elle est exploitée par le Grand Massif Domaines Skiables (le GMDS). Les techniciens de l’environnement constatent son remplissage lors d’une seconde visite, le 1erjuillet 2022, au lendemain de la fin de la période autorisée (avril à juin).

Je suis incapable de dire

« Notre responsable neige était monté le 27 juin pour fermer la vanne, mais effectivement le 1er juillet elle était de nouveau ouverte, reconnaît auprès de Blast Frédéric Marion, directeur de GMDS. N’importe qui pouvait y avoir accès mais je suis incapable de dire si c’est de la malveillance ou un accident. »

Depuis, l’accès à la vanne a été fermé et des caméras de vidéosurveillance installées.

L’OFB a également observé qu’un dispositif de restitution du débit réservé est bien en place. Problème, il est impossible de le mesurer et ce « quelle que soit la saison ». Par ailleurs, autre constat, il est « difficile de savoir comment la vidange est mise en œuvre » et où sont restituées les eaux, dans le ruisseau de Véret. Au total, 4 non-conformités à l’arrêté qui autorise les prélèvements sont enregistrés. « Le bon côté de ce contrôle, apprécie Frédéric Marion - qui semble bien le vivre -, c’est qu’il a mis en lumière nos points faibles et permis un suivi plus strict de la réglementation. »

A Flaine, l’OFB relève 4 non-conformités sur la retenue collinaire de Véret, lors de son contrôle de juin 2022.
Document Blast.

Non loin de là, la retenue du lac de Vernant est exploitée par le Syndicat intercommunal de Flaine. Elle cumule aussi 3 irrégularités. Le 26 juin 2022, lors de sa visite sur place, la police de l’eau constate l’impossibilité de vérifier si le débit réservé correspond à celui imposé par la réglementation : le dispositif qui doit permettre cette mesure n’a tout simplement pas été installé. Et les installations, qui doivent être accessibles aux agents, ne le sont pas.
Pour l’exercice 2023, la société d’exploitation des remontées mécaniques de Flaine a enregistré 42,5 millions d’euros de chiffre d’affaires

Le contrôle réalisé au lac de Vernant établit 3 violations des obligations réglementaires.
Document Blast.

Les priorités du préfet

Ces constats, dévoilés par l’enquête de Blast, ont été réalisés par les agents de l’Office de la biodiversité sur une période étalée de juin 2022 à décembre 2023. Tous été ont remis aux services préfectoraux, dont les décisions et arrêtés ont été bafoués. Ces rapports rejoignent ceux que le même établissement public, placé sous la double tutelle des ministères de la Transition écologique et de l’Agriculture, a transmis au préfet de Haute-Savoie depuis 2020 – au total une dizaine d’après nos informations. Sans réaction.

La seconde partie du constat de non-conformités établi par la police de l'eau et des milieux naturels au domaine skiable de Manigod, en février 2023. Des éléments transmis au préfet d'Annecy.
Document Blast.

En revanche, le préfet Yves Le Breton (en fonction depuis la mi-2022) et son administration ne sont pas restés oisifs : si l’État n’a pas mis en demeure les stations fautives, la préfecture a pris le temps d’instruire des demandes de construction de nouvelles retenues et d’augmentation des prélèvements. Celle par exemple de la retenue de la Colombière à La Clusaz, autorisée par l’autorité préfectorale avant que le projet ne soit gelé temporairement - en attendant une décision de la justice, saisie, sur le fond. Celles également de la retenue de la Crête Blanche, à Manigod, et du Proclou à Morzine-Avoriaz.

La preuve d’une administration à deux vitesses : rapide à autoriser, lente à sanctionner.

2 documents

L'avis de la Cada sur le refus de communication de la préfecture de Haute-Savoie à Blast.
Documents Blast

Crédits photo/illustration en haut de page :
Blast, le souffle de l’info Diane Lataste