L’utopie et le merveilleux : René Daumal, Paul Zumthor, trouver Babel ci-bas

L’utopie et le merveilleux : René Daumal, Paul Zumthor, trouver Babel ci-bas

La version d'un mythe primordial hindou indique qu'au commencement des âges, Dieux et Démons cherchèrent à mettre un terme à la guerre qui les occupait. Ils s'enquirent auprès du Dieu Vishnu qui leur conseilla de transformer la mer de lait en utilisant le mont où il trônait comme d’une baratte. Le mont Mandara, dépassant la mer, se mit à tourner en tous sens, lacé par le serpent Vasuki, selon ce que Démons et Dieux décidaient : du gras laiteux naquirent plusieurs créatures miraculeuses (la vache, le cheval, l’éléphant aux quatre défenses…). Lors d'une brouille, Dieux et Démons tirèrent chacun de leur côté le serpent si fort que le mont s’engouffrait dans la mer. Vishnu, pour préserver ses hauteurs, plongea dans la mer de lait, se transforma en tortue et maintint par le dessous la montagne au-dessus des flots.

Une question de grave et courante curiosité vient ainsi : “Où est passé le mont Mandara ?” Si les Monts Mandara sont aujourd'hui un massif à la frontière qui sépare le Nigéria et le Cameroun, ils n'ont de commun que le nom avec cette montagne dressée sur une carapace de tortue divine. Un individu habité par le désir insatiable de prospecter pourrait, en l’absence d'occurrence visible, prendre le mythe au sérieux et s’investir d’une mission aux mesures extravagantes, qui consisterait à retrouver la montagne fictive à l'échelle du réel, à la découvrir en entier, de sa base tortuesque jusqu'à la cime où logeait jadis le Dieu téméraire qui la sauva. Dût-elle exister ou non, c'est l’acte frénétique de fouiller l’étendue en espérant la rencontrer qui présiderait un tel projet. Démontrer l’existence du mythe par l’espoir simple d'en trouver la trace. D'autant que la montagne n'est pas l’objet d'un récit sans géographie, le Mandara est, à l’Est, une forme spectrale du mont Meru. Ce dernier, dans la mythologie indienne, étant censément l’axe de la terre. Situé en son centre, donc, il est constamment sérigraphié au travers de récits montagneux l'incarnant ici et là sur la terre. Trouver Mandara, ce serait trouver une forme, qui n’existe pas, du Meru, qui n'existe pas.

La réussite d'une telle entreprise semble donnée à peu de samaritains, qu'ils soient bons ou mauvais n'y changeant rien. Elle nécessiterait un voyage vers une destination hasardeuse, en ignorant irréversiblement les coordonnées exactes du lieu recherché. Plus encore, comment une montagne aussi imposante aurait-elle pu éviter les yeux humains et les outils qui augmentent leur précision, rendant accessibles les plus lointains lointains à la vue de l’Humanité entière ?

À compter du XIXème siècle, une aventure de cet ordre s'est insinuée dans le cœur de nombre de chercheurs. L'objet de leurs spéculations n'était pas une œuvre naturelle mais une construction humaine bien connue à la mythologie devenue langage courant. La grande enquête historique qui s'ouvrit alors pour distinguer ce qui, de la Bible, tenait de l’historique et du fictif, aboutit à un vaste projet de fouilles et de thèses sur l'origine du texte. C'est ainsi que l’Homme se mit à chercher la tour de Babel. Il fallut un siècle pour en arriver à un consensus, encore fragile, sur le domaine qui l’avait inspirée. Babel n'était pas retrouvée, mais un ziggourat d'envergure qui trônait à Babylone. La réussite de ces recherches, si elle apporta un précieux repère épistémologique, est assez décevante pour ce qui nous occupe. L’inspiration de Babel est connue, certes, mais Babel elle-même reste introuvable. En effet, trouver Mandara ou trouver Babel demeureront sûrement des aspirations gâtées par l'absence. Toutefois, il est un homme qui s'est emparé d'une montagne pour la rapetisser dans un livre, d'une montagne qui, comme les précédentes, n'avait aucune raison d’être et qu'il a imaginé plus grande que toutes les autres bien qu'invisible, cachée aux yeux des passants et des navigateurs, sur la terre pourtant, immense et voilée, exagérément géante et parfaitement dissimulée, et cet homme était René Daumal et cette montagne était le mont analogue.

Récit bref parce qu'inachevé, Le Mont Analogue est une fable tournée vers les confins. Un journaliste populaire mais sans notabilité reçoit une lettre d'un étrange lecteur à propos d'un article qu'il a écrit quelques mois auparavant. Cet article fait la généalogie des mythes relatifs aux sommets avant d'envisager qu'un d'entre eux, le mont analogue, existe réellement. Ce mont, invention entre toutes, serait le plus haut, massif et infranchissable qui soit. Sa localisation, elle, n'est pas fournie dans le propos journalistique, mais sa réalité, pour le narrateur, ne fait que peu de doutes. Reste qu'il faudrait s'aventurer vers l’inconnue destination pour l’approuver. C'est ainsi qu'il décrit l’impalpable élévation :

« Pour qu'une montagne puisse jouer le rôle de Mont Analogue [...] il faut que son sommet soit inaccessible, mais sa base accessible aux êtres humains tels que la nature les a faits. Elle doit être unique et elle doit exister géographiquement. La porte de l’invisible doit être visible. »

La lettre bonhomique et optimiste qu'il reçoit lui vient du professeur Sogol, qui se révélera plus tard comme étant un professeur, tuteur, prescripteur, sage éberlué que la rêverie extasie plus qu'elle n'engonce. Son courrier fait part de la lecture de l’article, mais, plus essentiel encore, de l’adhésion à ses conclusions : selon Sogol, le mont analogue existe bien, et il est du devoir de ses croyants d'aller à sa rencontre.

Après une entrevue que la description mâcherait à des lecteurs potentiels, Sogol et Théodore, le narrateur, s'accordent pour initier le voyage à venir. En scientifique conséquent, Sogol promet d'identifier le lieu où se trouve la montagne et pourquoi personne ne l'a jamais vue :

« Il existe. Nous le savons tous les deux. Donc nous le découvrirons. Où ? Cela , c'est une affaire de calcul. Dans quelques jours, je vous promets que j'aurai déterminé, à quelques degrés près, sa position géographique. Et nous partons aussitôt, n'est-ce pas ? »

Sogol et Théodore expédient ainsi leur imaginaire mythologique en lui admettant une place sur la terre. Le parti pris de la recherche plutôt que celui de l’immobile spéculation les intègrent désormais à l’héritage de la marche vers Babel. Il faut trouver le lieu d'infini dans le fini, trouver l’apogée du possible à partir du désir chétif qui promet son effectivité. Alors ils partent. Ils partent avec une équipée composée d'amis de Sogol et de la femme de Théodore.

Sogol ayant déterminé le lieu, ses séides croyant en Sogol, nulle démonstration supplémentaire n'est nécessaire. Ils vont, dans un bateau, par la mer, contourner le sensible pour amarrer sur les côtes de l’introuvable. C'est ainsi que grâce aux calculs du fieffé intellectuel, ils découvrent un jour les plages qui accueillent le géant de roche. Arrivés, ils s'étonnent que la personne qui les accueille parle français. Ils ne sont pas les premiers, et une société, ses hiérarchies et ses dispositions géographiques les précèdent. Il y a une place de rivage pour chaque nationalité, il y a des gens qui vivent vers la mer, plutôt déclassés, qui ne veulent plus s'essayer à l’ascension. Il y a des guides de montagne, qui détiennent le pouvoir politique, et il y a, plus l’altitude augmente, des classes plus privilégiées. Les échanges sont réglés à partir de la valeur d'une pierre de cristal, le peradam, qui tranche avec les cristaux communs parce qu'elle est courbe. Cette monnaie est à l'origine des traitements inégaux, le peradam étant profus proportionnellement aux hauteurs. René Daumal, sur le débarquement :

« Dans les baies du rivage, des navires de tous temps et de tous pays s'alignaient en files serrées, les plus vieux encroûtés de sel, d'algues et de coquillages à ne plus être reconnaissables. Il y avait là des barques phéniciennes, des trirèmes, des galères, des caravelles, des goélettes ; deux bateaux à roues aussi, et même un vieil aviso mixte du siècle dernier, mais ces navires des époques récentes étaient très peu nombreux. Sur les plus anciens, nous pouvions rarement mettre des noms de type ou de pays. Et tous ces bâtiments abandonnés attendaient tranquillement la pétrification ou la digestion par la flore et la faune marine, la désagrégation et la dispersion de substance qui sont les fins dernières de toutes choses inertes, eussent-elles servi aux plus grands desseins. »

Au contraire de Babel, le mont analogue est peuplé par différents langages, la quête de son sommet est impossible pour l’Homme, nullement empêchée par la main divine, il est un fait de nature, alors que la tour, monumentale, ne semble pas interminable. Ici, l’ascension est une tentation ésotérique, à Babel, elle est concomitante avec la construction. Daumal fait de Dieu, du ciel, qu'importe le symbole, un inaccessible indomptable, quand Babel fait de Dieu l’orgueilleux qui refuse l'orgueil humain. Ces deux antagonismes mythologiques chérissent toutefois la même conséquence. Le mont analogue est un phénomène naturel qui désigne la limite humaine deux fois : les hiérarchies ne sont pas abolies malgré le caractère merveilleux du lieu ; les Hommes ont beau vouloir conquérir, l’inaccessible demeure. Babel ampute l’humanité de la concorde qu'elle désire érigée ; Babel condamne le travail de l’humanité à ne pouvoir être l’égal du travail divin.

Mais c'est tout l’art de Daumal que de dévier les désirs de sa bande, désirs qui n'ont finalement rien des ambitions babéliennes et se mesurent, à compter de leur arrivée, à hauteur d'homme. Il n'est plus question de visiter le haut de la montagne, mais de tenter la marche et de s'arrêter quand les efforts se changeront en
apories. La main de Dieu n'y fera rien, ce sera le vent, les raidillons, la neige, le frimas ou le froid. Toujours est-il qu'ils essayeront, comme jadis hommes et femmes essayèrent de parler une langue unique, matérialisée par une tour unique.

Babel, dans son acception historique, est tombée bas. Elle fut le mythe de l’orgueil, elle fut le mythe de la discorde indispensable aux nations, elle est désormais, parfois, le signifiant péjoratif du métissage, comme le rappelle Paul Zumthor :

« à propos d’un agglomérat fortuit de groupes ethniques :
“c’est une Tour de Babel, pas une nation”»

Babel a adopté, dans le discours, une consistance raciale. Signe du mélange anti-naturel, elle condamne et l'orgueil de l’Homme et son rapport au monde. Son évocation assigne l’altérité au désordre, la mondanité à une haine de soi. Et si la prétention babélienne, longtemps revue, longtemps révisée, par des démarches vaines comme la création de l’Esperanto, est condamnée à la vanité, peut-être est-ce, justement, dans la perspective de cette petite épopée du Mont Analogue que Babel est à retrouver, que l’utopie est à imiter, avec ceux qui montent jusqu'à être éprouvés et ceux qui les maintiennent jusqu'à l’épuisement. Peut-être est-ce cette beauté qui se suffit à elle-même, au début de l’ascension :

« La nuit se tassait encore autour de nous, au bas des sapins dont les cimes traçaient leur haute écriture sur le ciel déjà de perle ; puis, bas entre les troncs, des rougeurs s’allumèrent, et plusieurs d'entre nous virent s'ouvrir au ciel le bleu lavé des yeux de leurs grand-mères. Peu à peu, la gamme des verts sortait du noir, et parfois un hêtre rafraîchissait de son parfum l'odeur de la résine, et rehaussait celle des champignons. Avec des voix de crécelle, ou de source, ou d'argent, ou de flûte, les oiseaux échangeaient leurs menus propos du matin. Nous allions en silence. »

Daumal fut interrompu dans l’écriture la veille de sa mort. Le Mont Analogue se ponctuait au milieu d'une phrase. Daumal était tuberculeux. Daumal dort. À nous d'aller en silence trouver Mandara.

Crédits photo/illustration en haut de page :
Morgane Sabouret