Cher Bernard Arnault,

Quelle semaine !

Samedi 20 septembre, vous déclariez au Sunday Times que les partisans d’une taxe de 2% sur les patrimoines supérieurs à 100 millions d’euros seraient animés d’une volonté de « mettre à terre l’économie française », rien que ça, et qu’ils conduiraient « une offensive mortelle pour notre économie », si l’on vous prenait au sérieux on serait tenté de souligner que ce que vous appelez « l’économie libérale, la seule qui fonctionne pour le bien de tous » ne doit pas être bien solide pour être dans l’incapacité de faire face à cette petite taxe. Dans le même entretien, vous affirmiez en outre que l’économiste Gabriel Zucman, dont le nom est largement associé à ladite taxe, « [mettrait] au service de son idéologie […] une pseudo-compétence universitaire qui, elle-même, fait largement débat » et qu’il serait « un militant d’extrême gauche », le pauvre Lénine qui défendait « l'expropriation des grands propriétaires fonciers et de la bourgeoisie dans l’économie » a dû se retourner dans sa tombe.

Rappelons en effet que la « taxe Zucman » contre laquelle vous avez décidé de sortir votre lance-flammes Vuitton ne représente qu’une participation très modeste demandée aux plus fortunés, ici les 0,01% de contribuables possédant un patrimoine de plus de 100 millions d’euros, soit environ 1800 personnes, et qu’elle pourrait rapporter, selon les estimations, de 15 à 25 milliards d’euros par an, tout en n’empêchant pas, au passage, la richesse des ultrariches de continuer à croître. Une initiative qui a reçu, entre autres, le soutien de sept prix Nobel d’économie peu suspects de gauchisme, lesquels ont rappelé qu’il s’agissait seulement d’un dispositif permettant « de s’assurer que les ultrariches contribuent aux charges communes dans les mêmes proportions que les Français moyens », autrement dit qu’ils paient leur juste part de l’impôt, on a connu mesure plus révolutionnaire.

Et rappelons en outre que les moins de 2000 personnes potentiellement concernées par cette taxe, qui appartiennent au cercle très fermé des fortunes à — au moins — neuf chiffres, ont vu leur patrimoine augmenter considérablement au cours des dernières décennies, ainsi que l’attestait le classement annuel des « 500 plus grandes fortunes de France » établi cet été par le magazine Challenges, qui montre notamment que le patrimoine des « 500 » en question est passé, depuis 1996, de 80 à 1128 milliards d’euros, c’est-à-dire qu’il a été multiplié par 14 en moins de 30 ans (+1300%), le « top 10 » voyant même sa fortune multipliée par 24 (+2300%) tandis que le nombre de milliardaires passait de 16 à 145, soit une multiplication par neuf. Autre chiffre pour le moins significatif : si le patrimoine des « 500 » représentait, en 1996, 6,4% du PIB de la France, cette proportion est désormais de 42%, autrement dit ce n’est pas la crise pour tout le monde et pendant que certains triment d’autres se gavent, mais l’on ne doute pas que vous le saviez déjà.

Cher Bernard Arnault, il est vrai que 2% de votre patrimoine, ce n’est pas rien. Début septembre, le magazine Forbes estimait ainsi votre fortune à 154 milliards de dollars (soit 132 milliards d’euros), un total certes moindre que votre « pic historique » de 233 milliards de dollars atteint en mars 2024 mais qui vous situe toujours dans le « top 10 » mondial et, surtout, dans une dynamique d’augmentation spectaculaire depuis 10 ans, puisque vous ne possédiez à l’époque « que » 37,2 milliards de dollars, ce que l’on appelle chez vous une période de vaches maigres. Pour le dire simplement, votre fortune a ainsi augmenté d’environ 117 milliards de dollars en l’espace de 10 ans (1), autrement dit vous avez gagné, en moyenne, durant ces 10 années, près d’un milliard de dollars par mois, autrement dit un peu plus de 30 millions de dollars par jour, autrement dit un peu plus d’1,25 million de dollars de l’heure (2), ce qui fait quelques smics tout de même mais n’oublions pas que vous travaillez beaucoup, comme l’explique affectueusement votre fille Delphine : « Il travaille 24 heures sur 24 et quand il dort, il rêve de nouvelles idées », quel talent.

De l’argent que vous avez su dépenser avec parcimonie, comme en témoigne un rapide coup d’œil à votre patrimoine immobilier, constitué entre autres, d’après les informations que nous avons pu réunir :

- d’un hôtel particulier de 2000 m² situé rue Barbet-de-Jouy, dans le 7e arrondissement de Paris, acheté en 2005 pour 25 millions d’euros ;

- d’un autre hôtel particulier, toujours dans le 7e arrondissement et doté lui aussi d’une superficie de 2000 m², négocié en 2025 pour un peu moins de 100 millions d’euros ;

- d’un autre hôtel particulier, toujours dans le 7e arrondissement mais d’une superficie plus modeste (670 m²), acquis pour la modique somme de 55 millions d’euros en 2019 ;

- du château de Saint-Rémy-les-Landes à Clairefontaine, près de Rambouillet, disposant « [d’]une chapelle, une piscine, un tennis et un grand parc agrémenté de pièces d’eau », d’un jardin « œuvre du célèbre paysagiste belge Jacques Wirtz », ainsi que « [d’]une piscine intérieure et un centre de fitness » ;

- d’une villa dans le domaine privé des Parcs de Saint-Tropez, « l'un des domaines privés les plus sélects de la Côte d’Azur […] regroup[ant] près de 200 propriétés de prestige réparties sur 200 hectares » ;

- d’une demeure de « 4300 mètres carrés de luxe et de confort, situés sur un terrain de 129 hectares, au cœur de la ceinture verte, à une trentaine de kilomètres au nord de Londres » ;

- d’une île de 54 hectares dans l’archipel des Bahamas dans laquelle, paraît-il, vous aimez vous rendre en famille pour le Nouvel An, bonne année, et qui serait disponible à la location moyennant un loyer se situant « entre 180 000 et 350 000 euros la semaine », avis aux amateurs et amatrices ;

- etc.

Une liste qui donne déjà le tournis mais qui est sans doute loin d’être exhaustive dans la mesure où vous ne nous facilitez pas la tâche, c’est le moins que l’on puisse dire, puisque vous avez pris goût à l’acquisition discrète de biens (maisons, yachts, jets privés) via des sociétés offshore établie dans des paradis fiscaux, ainsi que l’expliquait le Monde fin 2017 dans un article publié à l’occasion des révélations des « Paradise Papers », qui nous en avaient appris de belles à votre propos : « Bernard Arnault a fait appel à au moins huit cabinets de conseil différents pour localiser ses actifs dans six paradis fiscaux différents. Ces informations sont révélatrices du double souci qui anime la plupart des grandes fortunes mondiales dont les enquêtes comme les "Paradise Papers" révèlent les pratiques cachées : l’obsession de la discrétion et la volonté d’optimiser au maximum leur imposition, jusqu’aux frontières de la légalité », ça ne doit pas être facile tous les jours de s’y retrouver, a fortiori lorsque l’on sait que votre patrimoine immobilier ne représente qu’une infime partie de votre fortune globale, soutien à vous.

Cher Bernard Arnault, votre diatribe contre Gabriel Zucman et contre la taxe qui porte son nom n’est donc pas totalement désintéressée puisque ladite taxe vous concernerait directement et qu’elle vous coûterait un peu d’argent, mais elle est en outre l’expression d’une vision du monde et, n’ayons pas peur des mots qui fâchent mais c’est vous qui avez commencé, d’une idéologie de classe. Il ne s’agit en effet pas seulement, pour les ultrariches, de refuser de se délester de quelques millions ou, dans votre cas, de quelques milliards, mais bien de délégitimer l’idée même selon laquelle les plus fortunés ne verseraient pas assez au pot commun, réussissant même, par divers subterfuges, à payer moins d’impôts que le reste de la population. En d’autres termes, ce à quoi vous vous en prenez, au-delà de la personne de Gabriel Zucman et de la taxe de 2% sur les hauts patrimoines, est le principe même d’une meilleure répartition des richesses, au nom du très altruiste principe selon lequel ceux qui sont riches le sont parce qu’ils le méritent et qu’il n’y a donc aucune raison qu’ils se sentent concernés par le sort de celles et ceux qui sont pauvres — et qui le méritent aussi.

Il faut dire que, pour votre part, vous n’avez pas démérité, comme en témoigne votre parcours de fils et petit-fils d’industriel ayant hérité de la direction de l’entreprise familiale, Ferret-Savinel, qui n’était pas vraiment une TPE puisqu’elle comptait alors un millier de salariés, avant de vous exiler aux États-Unis en 1981 — pour fuir l’accession des socialo-communistes au pouvoir — et de vous planter dans la promotion immobilière, à l’instar d’un certain Donald Trump que vous avez rencontré à l’époque, on y reviendra, avant de revenir en France à la faveur du « tournant de la rigueur » de 1983, ainsi que vous l’avez vous-même expliqué dans le livre d’entretien La Passion créative (sic) : « Avant d'investir, il fallait bien voir ce qu'allait donner l'application des idées de Mitterrand qui avait été élu, je vous le rappelle, sur un programme consistant à changer radicalement le système économique libéral en France. Au bout de deux ans, heureusement, la réalité a refait surface et cela s'est calmé. Le Premier ministre a changé. Laurent Fabius est arrivé et les choses ont repris un cours normal », merci Lolo.

Rassuré que les chars soviétiques n’aient pas défilé sur les Champs-Élysées, vous avez donc de nouveau posé vos valises en France et signé votre retour en réussissant en 1984, au moyen de diverses manœuvres et grâce à quelques amis bien placés du côté du patronat, des banques et du Parti socialiste, décidément toujours dans les bons coups, à être choisi comme repreneur du tentaculaire groupe Boussac Saint-Frères (Christian Dior, le Bon Marché, Conforama…), alors en faillite. Une reprise qui se fera notamment grâce à des aides de l’État d’un montant de 745 millions de francs, une somme considérable à l’époque, comme quoi l’argent public des fois ça vous intéresse, les abandons de créances bancaires (un milliard de francs), joli cadeau, et avec l’engagement de ne pas démanteler le groupe et de garantir les emplois des 16 000 salariés, une bien noble promesse.

Avant de faire exactement l’inverse de ce que vous aviez annoncé en liquidant la branche textile, en vous séparant de certaines parties du groupe (Conforama, Peaudouce) et en divisant par deux le nombre d’emplois, une véritable catastrophe sociale dans le bassin industriel d’Amiens (3), sans que les pouvoirs publics ne jugent bon d’intervenir ou de réclamer la restitution des aides qui vous avaient été versées, toute ressemblance avec des problématiques très contemporaines ne serait que fortuite. Votre seul objectif était en effet, ainsi que certains l’auront compris un peu tard, de vous introduire dans le secteur du luxe en mettant la main sur la prestigieuse marque Dior Couture, étape décisive pour le développement ultérieur de vos activités et notamment, en 1989, votre prise de contrôle, particulièrement agitée en raison de votre recours, là aussi, à des méthodes peu chevaleresques, du groupe Moët Hennessy-Louis Vuitton, plus connu sous le nom de LVMH (4).

Magouilles, mensonges et petits arrangements avec les pouvoirs publics : telle est votre marque de fabrique et, même s’il va de soi que vous êtes loin d’être le seul, dans le merveilleux petit monde des grands patrons, à avoir (eu) recours à ces méthodes, le moins que l’on puisse dire est que vous y avez très tôt excellé, jusqu’à vous hisser tout en haut de ce panier de crabes dans lequel tous les coups sont permis tant qu’ils ne mettent pas en péril le système capitaliste lui-même, et tant que l’on ne se soucie pas de leurs conséquences désastreuses pour celles et ceux qui n’ont jamais leur mot à dire : les salarié·e·s. Comme le soulignait en avril 2023 Mathias Thépot de Mediapart, dans un article battant en brèche les arguments de ceux qui vous présentent comme un entrepreneur audacieux, courageux et méritant, « le modèle de mérite et de réussite érigé par les défenseurs de Bernard Arnault [est donc] celui d’un prédateur au sang-froid dans les affaires, qui fait peu de cas de conscience des valeurs humanistes dans le cercle professionnel. Un mythe qu’il s’agirait de déconstruire urgemment », on ne saurait mieux dire.

Cher Bernard Arnault, nous devons reconnaître que vous avez le mérite de la constance et que vous n’avez jamais cessé, depuis l’époque de votre ascension dans les années 1980, de recourir aux mêmes méthodes. Ayant décidé d'écrire une lettre et non une encyclopédie, nous ne pourrons revenir ici dans le détail sur l’ensemble des fort peu moraux agissements qui ont été les vôtres — et ceux de votre groupe — au cours des trois dernières décennies, et nous contenterons de rappeler certains des derniers en date, entre autres :

- la menace de vous exiler (fiscalement) en Belgique en 2012, suite à l’élection de Francois Hollande, pour exprimer votre refus d’une augmentation des impôts pour les plus riches ;

- le développement d’un vaste système de « ruissellement » qui vous permet, ainsi qu’à vos proches, d’empocher personnellement, chaque année, des revenus d’un montant faramineux mais pas — ou très peu — soumis à l’impôt ;

- la mise en place d’un réseau de sociétés offshore dans divers paradis fiscaux pour vous soustraire, ainsi que votre groupe, au paiement d’un certain nombre d’impôts et de taxes ;

- l’utilisation de la fondation Louis Vuitton et du mécénat pour accumuler les exonérations fiscales, à un point tel que la fort peu bolchévique Cour des comptes s’en émeuve, et pour faire la promotion de vos marques sous prétexte de soutenir la culture, comme dans le cas particulièrement frappant du Louvre ;

- l’imposition de conditions de travail harassantes et de cadences infernales, quitte à épuiser des maroquinières et à survendre des produits LVMH certifiés « artisanaux » alors qu’ils sont quasiment fabriqués à la chaîne ;

- l’emploi de sous-traitants exploitant sans scrupule des travailleurs clandestins, à l’image de la maison de mode Loro Piana, propriété de LVMH et dirigée par deux de vos fils, récemment condamnée par la justice italienne ;

- le peu de cas fait des normes et réglementations environnementales, comme dans le cas de la désastreuse construction d’un hôtel de luxe aux Seychelles en partenariat avec une société émiratie, sans même parler de votre appétence pour les trajets en jet privé ;

- la chasse aux syndicalistes dans les enseignes du groupe LVMH, à l’instar de la Samaritaine et de la véritable guerre qu’elle a menée contre un délégué CGT ;

- la mise sous surveillance de François Ruffin, par l’entremise de l’ancien directeur du renseignement intérieur Bernard Squarcini, chargé de collecter des informations sur celui qui était alors un journaliste trop critique de LVMH ;

- le recours présumé à des barbouzeries du même ordre pour se renseigner sur les héritiers Hermès avant de lancer une brutale opération — manquée — de rachat du groupe qui a choqué jusque chez les grands patrons ;

- etc.

Dans le même temps, vous avez développé une politique spécifique vis-à-vis de la presse, faite de rachats de titres, de chantage à la publicité et d’hostilité à l’égard des médias indisciplinés, dont l’un des principaux objectifs est un étroit contrôle des informations concernant votre personne et le groupe LVMH, comme vous auriez aussi tenté de le faire par des opérations de manipulation sur Wikipedia. Déjà propriétaire des Échos, du Parisien, de Paris-Match, de Mieux vivre votre argent, d’Historia et de Radio Classique, vous venez ainsi de prendre le contrôle de l’Opinion et de l’Agefi, dans lesquels vous aviez déjà des parts, et de Sciences et avenir et Challenges, pour la plus grande inquiétude des journalistes de ce dernier titre. Ils et elles savent en effet que vous avez une certaine conception de l’indépendance des rédactions, ainsi que le résumait un journaliste du Parisien : « On nous dit : "Ça, on ne va pas faire", sans forcément nous expliquer pourquoi. En clair, la politique, c’est de ne pas traiter ce qui concerne LVMH ». Des ingérences que vous aviez même assumées, en 2022, devant une commission d’enquête sénatoriale traitant de la concentration des médias, jusqu’à la caricature : « Si les Échos demain devaient défendre l’économie marxiste […], je serais quand même extrêmement gêné hein… bon… voyez… Il faut quand même qu’il y ait des garde-fous », au moins comme ça c’est clair.

L’autre moyen par lequel vous exercez un contrôle sur l’information est le considérable budget « publicité » du groupe LVMH, une véritable manne pour un secteur de la presse toujours en recherche de financements. LVMH et ses nombreuses marques figurent ainsi parmi les principaux annonceurs dans les journaux français, à commencer bien évidemment par les titres que vous possédez, qui ne sont toutefois pas les seuls à bénéficier des largesses publicitaires de votre groupe, ainsi que l’avait par exemple détaillé l’Informé dans un article publié il y a un an, grâce auquel on apprenait qu’entre janvier et septembre 2024 le Figaro avait perçu, via les publicités LVMH, 32 millions d’euros bruts (5), le Monde 9,5 millions, le JDD 3,5 millions, le Point 1,7 million, etc. Soit des sommes considérables, qui mettent les médias concernés dans une situation pour le moins compliquée dans la mesure où, pour ne pas se priver de telles recettes, il est de bon ton de ne pas froisser l’annonceur, lequel n’hésite pas à exercer un chantage aux encarts publicitaires et à punir les récalcitrants, à l’instar de Libération, privé en 2012 de 150 000 euros de recettes suite à une « Une » que vous n’aviez pas appréciée, ou du Monde victime quant à lui de 600 000 euros de rétorsion après la publication de ses articles sur les « Panama Papers ».

Et lorsque le chantage à la publicité ne suffit pas pour acheter la docilité de la presse, vous n’hésitez pas à faire preuve de créativité, comme lorsque LVMH s’est payé, en 2023, « une campagne de publicité dans des médias – d’ordinaire plutôt critiques à son endroit – qui survalorisait totalement son impact social, environnemental et économique », autrement dit une campagne d’auto-célébration du groupe dans le Monde, la Croix, Alternatives économiques et Marianne, c’est vrai que c’est plus simple comme ça (6). De même qu’il est plus simple, lorsque les autres recettes ne fonctionnent pas, notamment avec des journaux qui se financent sans publicité, d’établir des listes noires, ainsi que l’avait révélé la Lettre, et d’imposer à vos salariés une interdiction de parler, entre autres, à Mediapart, au Canard enchaîné ou, justement, à la Lettre, avec l'envoi d'un courrier interne aux termes fleuris et pas du tout menaçants : « Je condamne formellement tout comportement consistant à entretenir des relations avec des journalistes peu scrupuleux et à leur donner des informations ou des commentaires sur la vie du groupe. […] Je serai donc intraitable devant tout manquement à ces règles qui marquerait pour moi un défaut de loyauté intolérable », jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Cher Bernard Arnault, on voit donc que vous incarnez à peu près toutes les tares du système capitaliste et des prétendus « capitaines d’industrie » dont vous êtes, rappelons-le, le premier de cordée, ce qui vous a visiblement permis de tisser, depuis plus de quarante ans, de solides réseaux dans le monde politique et d’excellentes relations avec les cercles de pouvoir quels qu’ils soient. « Le groupe LVMH qui crée de l'emploi partout sur notre territoire, fondé sur le savoir-faire de nombreux métiers d'art de notre pays, illustre le génie français », s’extasiait ainsi Emmanuel Macron le 21 juin 2021, lors de l’inauguration/réouverture de la Samaritaine (7), marchant sur les traces de ses prédécesseurs dans les petits papiers desquels vous avez toujours su être, à moins que ce ne soit l’inverse. Vous avez de toute évidence un talent (et les moyens financiers) pour cultiver, avec les politiques, des relations « gagnant-gagnant », quitte à embaucher comme « consultant » un ancien conseiller d’Emmanuel Macron et quitte à développer parfois des rapports pour le moins troublants, à l’image de ceux que vous entretenez avec Anne Hidalgo grâce auxquels « LVMH est comme chez lui à la mairie de Paris », c’est beau une municipalité de gauche.

Notons tout de même que vous avez vos préférences et qu’elles sont de plus en plus visibles. C’est ainsi que l’on a appris, sans être trop surpris, dans une enquête du Nouvel Obs, que vous êtes intervenu directement auprès d’Emmanuel Macron, après les élections législatives consécutives à la dissolution, pour le dissuader — s’il en était besoin — de proposer au Nouveau Front populaire de former un gouvernement, en lui répétant qu’il fallait « à tout prix éviter un Premier ministre de gauche » et en lui suggérant des noms, parmi lesquels ceux de Thierry Breton et de Gérald Darmanin, ça fait rêver. Vous n’avez, au total, que partiellement obtenu gain de cause, contrairement à ce qui s’était passé quelques années plus tôt lorsque le pouvoir avait volé à votre secours à l’occasion de votre rachat de la firme Tiffany’s, mais le simple fait que la première fortune de France se sente autorisée à mettre des vétos et à proposer ses choix quant au poste de Premier ministre en dit long sur le fonctionnement de la Ve République et sur le type de relations qui s’y sont établies entre pouvoir économique et pouvoir politique.

Et l’on doit dire qu’il n’est en ce sens guère étonnant de constater qu’à l’instar de bien d’autres grands patrons vous avez rejoint la cohorte de ceux qui, sans mettre tous leurs œufs dans le même panier et donc sans exprimer publiquement, à la manière d’un Vincent Bolloré, un soutien à l’extrême droite, se préparent tranquillement à son arrivée au pouvoir et ne font rien, bien au contraire, pour l’en empêcher, quitte à multiplier les signaux à son attention. Un exemple parmi bien d’autres en ce qui vous concerne, que d’aucuns pourraient considérer comme un détail mais qui est hautement significatif, est l’attention toute particulière que vous portez aux espaces publicitaires de la presse Bolloré, LVMH contribuant en effet, discrètement mais largement, à entretenir le JDD et le JDNews. Le collectif Sleeping Giants a ainsi récemment établi qu’en l’espace de deux ans, et donc depuis le rachat du JDD par Vincent Bolloré, la proportion de publicités LVMH dans l’hebdomadaire était passée de 10% à plus de 40%, tandis qu’elle dépasse les 50%, voire les 60% dans le JDNews, ce que l’on appelle communément : financer la presse d’extrême droite.

Nulle surprise non plus à votre présence, en bonne place, lors de l’investiture de votre ami de longue date Donald Trump en janvier dernier, au retour de laquelle vous aviez sobrement déclaré : « Je reviens des USA et j'ai pu voir le vent d'optimisme qui régnait dans ce pays. Et quand on revient en France, c'est un peu la douche froide ». Nous ne savons pas à quel point les politiques de Donald Trump vous inspirent, mais le moins que l’on puisse dire est que vous avez avec lui un certain nombre d’intérêts et de points communs, entre autres et notamment un amour de la « liberté » des riches et des entreprises doublé d’une détestation non dissimulée de la gauche, dont vous avez comme lui une définition très extensive dans la mesure où vous considérez que le journal le Monde est « plutôt LFI », tout de même, tandis que vous voyez derrière François Ruffin l’ombre de « l’idéologie socialo-marxiste et trotskiste [qui n’aime pas] qu’un grand groupe réussisse dans le monde entier et embauche », tout le pouvoir aux soviets de la Somme.

Cher Bernard Arnault, votre récente — et brutale — offensive contre la « Taxe Zucman » n’est donc absolument pas une soudaine lubie ou un accident de parcours mais l’expression d’une nouvelle étape du processus de radicalisation de votre classe, celle des ultra-riches, qui s’inscrivent dans une dynamique de sécession vis-à-vis du reste de la société à l’égard de laquelle ils n’entendent plus rendre aucun compte, quitte à renforcer les mécanismes de concentration des richesses au sein de leur propre famille, art dans lequel vous excellez, et à accumuler tellement d'argent que l’on ne comprend même plus ce qu’il signifie et comment il peut être dépensé. Et quitte aussi, et dans le même mouvement, en n’étant mû que par la volonté de préserver ses intérêts et par l’obsession de sauver à tout prix un système de plus en plus inégalitaire, mortifère et, partant, décrié, à préparer l’avènement du pire et à remettre au goût du jour, en l’actualisant, le mot d’ordre bourgeois selon lequel « mieux vaut Hitler que le Front populaire ».

Cordialement,

Jules Blaster

(1) En dollars courants, c’est-à-dire sans tenir compte de l’inflation.

(2) Autrement dit un peu plus de 20 000 dollars chaque minute.

(3) Ainsi que le rappelle, entre autres, le documentaire Merci patron ! de François Ruffin.

(4) Les lecteurs et lectrices curieux d’en savoir plus sur la façon dont vous avez constitué votre fortune pourront se reporter au très informé ouvrage du journaliste Airy Routier, L’Ange exterminateur : la vraie vie de Bernard Arnault, publié en 2003 chez Albin Michel, qui relate avec force détails les dessous pas très reluisants de votre « fulgurante » ascension dans les années 1970 et 1980, ainsi que les résumait Michel Villette dans une recension argumentée du livre : « Accès à des informations privilégiés, désinformation, promesses non tenues, menaces, batailles judiciaires, chantage, ententes entre actionnaires et banquiers ne peuvent ici être considérés comme des épiphénomènes », c’est effectivement le moins que l’on puisse dire.

(5) L’Informé précise que ces montants bruts sont calculés « en se basant sur les tarifs catalogue des publicités avant ristournes ».

(6) Notons ici que rien n’obligeait, sinon les nécessités financières, les journaux concernés à accepter de publier la propagande de LVMH. Le mensuel Alternatives économiques s’est d’ailleurs, a posteriori, excusé auprès de son lectorat.

(7) Lorsque l’on connait la suite, et le fiasco de la Samaritaine (52,86 millions d’euros de pertes en 2023, 57,56 millions en 2024), on ne peut que saluer, une fois de plus, l’immense lucidité d’Emmanuel Macron.

Cher Bernard Arnault - Boxing Day #49

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