Cher Frédéric Encel,

Quelle semaine !

Dimanche 22 juin, au journal Sud-Ouest qui vous demandait, quelques heures après les bombardements étatsuniens sur l’Iran, si « l’intervention américaine [était] vraiment une surprise », vous affirmiez « [qu’]on la voyait venir », c’est bien noté, ce qui explique sans doute pourquoi vous déclariez dix jours plus tôt, à l’antenne de la Radio télévision suisse (RTS), que « les États-Unis, s’ils ne sont pas frappés directement, n’interviendront pas non plus [en Iran], notamment pour préserver l’Arabie saoudite de ripostes iraniennes, donc à la fin des fins on est vraiment sur un conflit localisé » (1), bien vu. Et c’est sûrement en vertu de cette éloquente démonstration de vos facultés de prescience que vous avez jugé bon de poster, toujours le 22 juin, sur votre compte X, le modeste message qui suit : « J’ai toujours affirmé depuis plusieurs décennies que l’Iran — par la négo ou par les armes — ne possèderait pas la bombe. Voilà. Le métier de géopolitologue ne s’improvise pas », si vous le dites.

Tout le monde a bien évidemment le droit de se tromper, a fortiori dans la situation d’instabilité généralisée que nous connaissons actuellement, mais force est de reconnaître que la facilité avec laquelle vous faites semblant, ces derniers jours, d’avoir eu raison et d’avoir tout « vu venir » au sujet de l’Iran, est pour le moins déconcertante, mais c’est peut-être cela aussi le « métier de géopolitologue ». Un métier qui implique en outre, dans votre cas, de multiplier les apparitions médiatiques, avec récemment des interviews et interventions sur France Info, France Inter, France Culture, Europe 1, RMC/BFM-TV, RTL, Arte ou la RTS, mais aussi dans Libération, Marianne, le Figaro, Sud-Ouest ou la Voix du Nord, liste non exhaustive. Ceci explique sans doute cela : on imagine en effet que c’est pour continuer à être invité partout pour parler de tout et — surtout — de n’importe quoi, on y reviendra, que vous vous êtes senti obligé de faire comme si vous ne vous étiez pas trompé, bien tenté mais ça s’est vu.

Il faut dire, cher Frédéric Encel, que les pronostics fantaisistes sont une habitude chez vous, comme vous avez eu l’occasion de le démontrer ces 25 dernières années, quitte à raconter absolument n’importe quoi sans que cela vous empêche de revenir, quelques semaines plus tard, pour expliquer à peu près l’inverse tout en brandissant, pourquoi se gêner, la carte du « Je vous l’avais bien dit », quel talent. Mais après tout pourquoi se priver dans la mesure où, malgré vos approximations, bourdes et erreurs répétées, vous continuez d’être sollicité pour commenter, principalement, l’actualité internationale, et pour fournir vos précieuses analyses « géopolitiques » avec une assurance et une décontraction qui, lorsque l’on connaît votre passé et, on doit le dire, votre passif, ne manque pas de surprendre.

On se souvient ainsi des lignes prémonitoires que vous aviez publiées dans Libération le 11 octobre 2000, c’est-à-dire au tout début d’un soulèvement palestinien qui allait durer plus de quatre ans et demeurer dans l’histoire comme la « seconde Intifada », avec des milliers de morts, des dizaines de milliers de blessés, la réoccupation des villes palestiniennes, le siège du quartier général de Yasser Arafat à Ramallah et, au total, l’anéantissement du processus d’Oslo. Mais sous votre plume, cela donnait ceci : « À court terme, il est probable que la tension retombe et que, cahin-caha, les pourparlers reprennent. Limitée, la confrontation a un sens ; permanente, elle devient dangereuse et aléatoire pour chaque camp. Sous la pression des États-Unis, intéressés au premier chef à assurer la stabilité d’une région aux enjeux géopolitiques primordiaux, on assistera même probablement, à moyenne échéance, à l’établissement d’un traité formel entre l’État d’Israël et un État de Palestine. » Lumineux.

Deux ans plus tard, au détour d’une interview accordée au Figaro au sujet de la question tchétchène (2), réalisée à l’occasion de la tragique prise d’otages du théâtre Doubrovka de Moscou, vous faisiez de nouveau preuve d’une bouleversante clairvoyance : « Poutine s’inscrit dans [une] dimension occidentaliste qui implique une très forte dose de démocratie. Poutine respecte, pour l’essentiel, les modalités démocratiques et, dans un contexte de crise politique et économique endémique, face à la menace grandissante d’un islamisme apocalyptique, le président russe se montre un occidentaliste ouvert à la démocratie. » Le 26 octobre 2002, jour de la publication de l’article, les forces armées russes prenaient d’assaut le théâtre après avoir injecté un gaz incapacitant dans le système de ventilation et tuaient l’ensemble des membres du commando armé ainsi que 124 otages. Et 23 ans plus tard, « l’occidentaliste ouvert à la démocratie » Vladimir Poutine sévit toujours, ceci dit vous aussi.

En janvier 2003, le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) faisait à son tour appel à vous pour éclairer son lectorat à propos, cette fois, de la perspective d’une guerre contre l’Irak — qui sera engagée deux mois plus tard — et vous posait notamment la question suivante : « En cas de conflit, quel scénario régional envisagez-vous ? ». Là encore, votre réponse vaut le détour : « Excluons déjà deux scénarios fort peu vraisemblables : un enlisement américain de type "vietnamien", et une conflagration générale. Seuls les américanophobes obsessionnels tentent de nous faire croire à un risque de cataclysme. […] À court ou moyen terme, je crois au contraire à un apaisement régional ». Avant d’ajouter plus loin : « Je ne vois pas les Américains courir le risque immense d’occuper l’Irak manu militari après la guerre », bingo. Pour mémoire, l’occupation de l’Irak aura duré près de neuf ans, jusqu’en décembre 2011, et aujourd’hui encore plusieurs milliers de soldats étatsuniens sont sur place. Concernant l’absence de « risque de cataclysme » que vous aviez pronostiquée, on s’abstiendra, par charité, de tout commentaire, en rappelant toutefois que l’expédition militaire de George W. Bush et Tony Blair aura entraîné, entre autres, l’effondrement de l’Irak, des centaines de milliers de morts et le développement de l’État islamique, soit une forme bien singulière d’« apaisement régional ».

Très inspiré par la guerre en Irak, vous expliquiez d’ailleurs quelques semaines plus tard, au cours d’une interview dans l’Expansion, que la cible de l’administration Bush était en réalité l’Arabie saoudite. Sans aucune précaution, vous affirmiez ainsi ce qui suit : « L’affaire irakienne est fondamentalement une affaire saoudienne. Au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, l’administration américaine ayant pris acte de la "trahison" de la grande alliance américano-saoudienne, qui remontait à 1945, a pris une décision géostratégique de longue portée : celle de destituer les Saoud. » Fichtre. Et de poursuivre : « Quinze des dix-neuf terroristes étaient saoudiens, comme Ben Laden et comme les principaux réseaux de financement de l’islamisme. Washington a donc décidé d’en finir avec ce régime, sans perdre pour autant le contrôle du pétrole, soit 25% des réserves mondiales. À cette fin, il va passer par l’Irak et son pétrole pour assécher les financements de la famille Saoud », OK Nostradamus.

Nous pourrions continuer, cher Frédéric Encel, à faire la liste de vos « analyses » et autres « pronostics » qui se sont avérés être du grand n’importe quoi, de votre assurance en mai 2013, soit un peu moins de deux ans avant l’intervention de l’armée russe en Syrie, que « le scénario d’une internationalisation du conflit syro-syrien ne se produira pas » à votre certitude, en août 2021, au moment où les Talibans marchaient sur Kaboul, que « les Américains vont probablement riposter, de plus en plus puissamment, si les talibans s’emparent de Kaboul par la force », une « riposte » qui ne s’est jamais produite, en passant par votre conviction que « [l’]on assiste aux dernières années du régime des Saoud », c’était il y a près de 10 ans, ou votre fierté, en mars 2021, de revendiquer n’avoir « jamais cru à la chute d’Assad pour [des] raisons géopolitiques », décidément vous êtes doué, mais nous ne voudrions pas accabler nos lecteurs et nos lectrices et sommes en outre convaincu que les plaisanteries les plus courtes sont souvent les moins longues (3).

D’après le dictionnaire le Robert, un « spécialiste » est « une personne qui s’est spécialisée, qui a des connaissances approfondies dans un domaine déterminé et restreint », à l’instar d’un praticien qui, s’il n’a pas choisi d’être un « généraliste » sachant recommander de s’orienter vers un « spécialiste » lorsque ses propres compétences sont insuffisantes, se « spécialise » dans une branche précise de la médecine et ne prétend pas pouvoir être à la fois, et c’est tant mieux, cardiologue, gynécologue, dermatologue, hématologue, radiologue, gastro-entérologue et rhumatologue. Au regard de vos interventions et de vos écrits, vous êtes quant à vous une sorte de « généraliste spécialiste » qui, muni de sa casquette de « géopoliticien », s’autorise à parler d’absolument tout, comme en témoigne cette liste non exhaustive de vos contributions et interviews de ces dernières années :

- « Israël : la rupture Netanyahou ? Avec Frédéric Encel » ;

- « Frédéric Encel : "Ce qui se joue aujourd’hui en Ukraine a une valeur dissuasive dans l’Indo-Pacifique" » ;

- « Frédéric Encel : "Le Qatar a une politique diplomatique trop ouverte vis-à-vis de l’Iran" » ;

- « "La Chine, surpuissance surcotée ?" Par Frédéric Encel » ;

- « Frédéric Encel sur RFI : "Les autorités libyennes craignent une déstabilisation de la part des salafistes" » ;

- « "La marche à la puissance turque trouvera ses limites », par Frédéric Encel » ;

- « Le politologue Frédéric Encel analyse la stratégie militaire russe » ;

- « "En Europe, on a laissé les Frères musulmans développer leur stratégie d’entrisme", indique Frédéric Encel » ;

- « Mohammed VI ou le courage d’une diplomatie modérée, par Frédéric Encel » ;

- « Irak : Frédéric Encel parle d’un "repli saccadé, mais rythmé" de Daesh » ;

- « Génocide des Tutsi au Rwanda : funeste trentième anniversaire, par Frédéric Encel » ;

- « Venezuela : Trump prêt à intervenir ? avec Frédéric Encel » ;

- « Mort de Yahya Sinouar : le Hamas "est un mouvement quasiment anéanti", assure Frédéric Encel » ;

- « Quelle place pour les chrétiens au Moyen-Orient ? Les réponses de Frédéric Encel » ;

- « Autriche : un pays jusqu’ici peu menacé par le terrorisme, avec Frédéric Encel »

- « Hezbollah, l’ennemi éternel d’Israël… mais pas seulement ! Par Frédéric Encel » ;

- « France et Algérie : pourquoi tant de tensions ? Avec Frédéric Encel » ;

- « Attentat d’Istanbul : les précisions de Frédéric Encel à Paris » ;

- « En Iran, la répression tous azimuts d’un régime aux abois, par Frédéric Encel » ;

- « Frédéric Encel : rupture Qatar/Arabie saoudite, "une nouvelle étape dans la balkanisation du monde arabe " » ;

- « Droits de douane américains : "Donald Trump organise son imprévisibilité", explique Frédéric Encel » ;

- « Chute de Bachar al-Assad : quel avenir pour la Syrie ? L’interview du géopolitologue Frédéric Encel » ;

- « Prise de Kaboul par les talibans : "Les Américains vont probablement riposter", estime Frédéric Encel » ;

- « Frédéric Encel : "Un jour viendra où, le football ayant perdu son attrait, les oligarques russes et autres potentats économiques s’en détourneront" » ;

- Etc.

Soyons honnête : vous êtes souvent à un tel niveau de généralités, pour ne pas dire de banalités, qu’il vous arrive parfois de ne pas raconter de bêtises, ce qui tend à confirmer l’adage selon lequel une horloge cassée donne malgré tout l’heure juste deux fois par jour, même si nous devons avouer qu’en étudiant vos interventions médiatiques nous avons eu plusieurs fois du mal à nous retenir de rire — nerveusement — comme lorsque nous avons lu, dans le remarquable « Autriche : un pays jusqu’ici peu menacé par le terrorisme », qu’en spécialiste improvisé de l’Autriche vous expliquiez, en novembre 2020, que « l’extrême droite [et] l’extrême gauche sont assez peu développées dans ce pays européen », il est vrai qu’avec à peine plus de 35% des voix au premier tour de la précédente élection présidentielle — et près de 47% au second — l’extrême droite était alors somme toute une force politique marginale, ce qui s’est confirmé par la suite avec sa première place lors des dernières élections législatives.

Plus gênant peut-être, vous multipliez aussi les erreurs et les contre-vérités sur ce qui est supposé être votre principale « spécialité », l’histoire et l’actualité du « Proche-Orient », qu’il s’agisse de prétendre que « l’Autorité palestinienne [fut] signataire des accords d’Oslo » alors qu’elle a été créée par les accords d’Oslo qui ont été signés en 1993-1994 par l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), d’affirmer que lesdits accords ont été conclus « juste après […] la première guerre d’Irak, coalition internationale qui a fait chuter Saddam Hussein, qui était finalement le soutien principal de l’OLP » (5), ravis d’apprendre que Saddam Hussein a « chuté » en 1991 mais dans ce cas on ne comprend pas trop pourquoi il était toujours au pouvoir en 2003 ou, nettement plus grave, de relayer régulièrement, a fortiori depuis le 7 octobre 2023, les campagnes de propagande lancées par Israël, comme lorsque vous avez repris les accusations portées contre l’Agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens (UNRWA) en prétendant que celle-ci « propage la haine » et qu’il s’agit « [d’]un organisme moralement corrompu », sans avancer la moindre preuve — et pour cause.

Cher Frédéric Encel, vous êtes ainsi devenu un spécialiste de tout — et donc de rien — qui squatte les studios audiovisuels et les colonnes des journaux pour apporter ses lumières, pas toujours très brillantes comme on l’a vu, sur à peu près tout ce qui se passe dans le monde, et qui donne par ailleurs de sa personne dans le cadre d’interventions rémunérées à l’occasion d’initiatives organisées par des entreprises, par curiosité nous avons demandé un devis pour une conférence de deux heures, entre 3000 et 7000 euros hors taxes quand même, ça pique un peu (6). Et comme si cela ne suffisait pas, vous adorez en outre vous revendiquer de votre grande expertise pour donner votre avis sur la vie politique française, ainsi que vous l’avez par exemple expliqué, le 30 juin 2024, autrement dit le jour du premier tour des élections législatives consécutives à la dissolution de l’Assemblée : « En géopolitologue professionnel, j’ai parcouru et/ou expertisé des dizaines de pays que des régimes dogmatiques et inconséquents avaient plongé dans le chaos, la misère et la guerre civile. Ne cédons pas à la tentation de l’extrémisme. Défendons notre République ! », c’est beau.

Et c’est essentiellement sur les réseaux sociaux que vous développez vos points de vue sur l’actualité nationale, comme le confirme un examen de votre activité sur X, particulièrement éprouvant on doit le dire puisque vous avez une tendance à poster de manière compulsive avec pas moins de 122 000 publications depuis octobre 2013, c’est-à-dire plus de 28 par jour en moyenne, attention aux entorses du pouce. Un examen qui donne un tout autre éclairage sur vos doctes « analyses » géopolitiques et qui permet entre autres de se rendre compte que votre lutte contre « l’extrémisme » se résume quasi exclusivement à des attaques répétées contre la FI, ses élu·e·s et son candidat à la présidentielle, l’extrême droite étant quant à elle beaucoup plus rarement évoquée, mais après tout on ne peut pas être partout.

Tout en nuance, car vous êtes, comme vous adorez le rappeler, un universitaire, vous vous laissez ainsi aller à traiter Jean-Luc Mélenchon de « gourou stalinien [qui] franchit toutes les lignes rouges de notre République » ou, variante, de « gourou orwellien [constituant] un péril mortel pour la République et la démocratie », rien que ça, à affirmer, à propos d’Aymeric Caron, « [qu’]outre ses nombreux autres traits calamiteux, le mousticologue de la secte est de surcroît raciste », c’est très fin, à juger que Clémence Guetté est « grotesque, comme l’ensemble de la secte », tout de même, à déclarer, au sujet d’Ersilia Soudais, qu’elle « déblatère à un rythme soutenu âneries et monstruosités » et qu’elle est « rivée à un gourou fanatique », c’est subtil, ou à qualifier la FI de « secte d’extrême gauche sans cesse plus vautrée dans l’abjection antisémite », tout simplement.

Emporté par cette hostilité sans borne, il vous arrive souvent d’aller au-delà de l’injure et de franchir bien des lignes rouges, comme lorsque vous affirmez, le 17 mai 2024, que « Mélenchon ne condamne pas explicitement l’attentat antisémite de Rouen » un peu moins de quatre heures après qu’il a fait le contraire de ce que vous prétendez, lorsque vous repostez les propos hostiles à Rima Hassan venus d’un fervent soutien de Génération identitaire, lorsque vous relayez la fake news selon laquelle la FI aurait trafiqué les photos d’une manifestation contre l’islamophobie pour y faire figurer des drapeaux français, jugeant même bon de parler à cette occasion de « Stalinisme chimiquement pur », ou lorsque vous prenez au premier degré une publication venue du compte parodique « Libérafion » (sic) relatant « [qu’]Adrien, ex-militant RN, rejoint LFI après avoir vu la photo de Rima Hassan en maillot de bain », relayant le post et l’agrémentant de ce commentaire : « D’habitude c’est du rouge au brun, mais pourquoi pas. Les extrémistes demeurent dangereux en tout cas. Et en l’occurrence, grotesques », on ne vous le fait pas dire.

Nulle surprise dès lors à vous voir faire la promotion du magazine Franc-Tireur, que vous avez salué lors de son lancement en novembre 2021 comme « un nouveau fleuron de la presse, à acquérir dès aujourd’hui, [menant] le combat humaniste et républicain sans relâche contre les extrémistes de tout bord et de toute nature », on suppose que la serial menteuse Caroline Fourest et le philosophe pour chaînes d’info Raphaël Enthoven, qui ont « imaginé » ledit fleuron, ont adoré (7). Nulle surprise non plus à observer que vous manifestez régulièrement votre soutien à l’« humoriste » Sophia Aram, dont vous avez récemment applaudi une chronique tournant en dérision la flottille pour Gaza, selon vous « excellente » (la chronique, pas la flottille), il est vrai que le fait de renommer Rima Hassan et Greta Thunberg « Lady Gaza » et « Miss Krisprolls » méritait des félicitations. Et nulle surprise enfin à constater que vous approuvez fréquemment les publications de Xavier Gorce, dessinateur de manchots qui disent des trucs, que vous avez même jugé bon d’inviter pour « éclairer, illustrer et amuser le très nombreux public » de l’édition 2024 des « Rencontres géopolitiques de Trouville » que vous organisez (8), on s’en veut d’avoir loupé ça.

Des opinions et des accointances qui dénotent d’un positionnement politique marqué mais pas toujours assumé, même s’il vous est parfois arrivé de donner de brillantes leçons de stratégie à la gauche ou d’affirmer que vous vous situiez au sein d’un improbable « centre-gauche » se référant à Manuel Valls, ça fait rêver. Le tout teinté d’un néoconservatisme guerrier qui ne vous a pas seulement valu de faire partie des références du terroriste norvégien d’extrême droite Anders Breivik dans le manifeste qu’il a publié à l’occasion des attentats commis le 22 juillet 2011 à Oslo et Utøya (77 morts), félicitations, mais qui vous a aussi amené à :

- soutenir l’expédition militaire en Irak en 2003, à propos de laquelle vous déclariez, deux mois avant son déclenchement, que « le conflit qui se prépare et qu’il faut bien sûr souhaiter le moins meurtrier possible pourrait correspondre à l’acception de "guerre juste" prévalant depuis l’Antiquité », lucidité quand tu nous tiens ;

- tresser des louanges, dans les années 2000, au Premier ministre israélien Ariel Sharon, que vous n’avez pas hésité à qualifier, alors que la répression contre le peuple palestinien avait atteint des niveaux inédits, de « pragmatique […] très attaché aujourd’hui à gouverner à la tête d’une union nationale » et, « n’en déplaise aux promoteurs d’une vision manichéenne en diable du personnage », de « pur produit de la gauche sioniste laïque, celle des pragmatiques années de construction de l’État d’Israël » (9), tout va bien alors ;

- signer une tribune appelant à intervenir militairement en Libye en 2011, là aussi un franc succès, une intervention dont vous êtes encore venu défendre le principe lors du récent procès des financements libyens, appelé en tant que témoin par la défense de Nicolas Sarkozy, quel altruisme ;

- participer, en janvier 2017, au côté de l’inénarrable Philippe Val, à une conférence à Tel Aviv intitulée « France-Israël : deux démocraties face au fléau de l’islamisme », en toute sobriété ;

- etc.

Inévitablement, et quoi que semblent en penser les médias qui vous tendent leurs micros en vous présentant comme un « expert », vos parti-pris idéologiques pèsent sur vos « analyses » et expliquent non seulement vos monumentales erreurs d’appréciation, qui résultent notamment du fait que vous confondez ce qui se passe et ce que vous souhaiteriez voir se passer, mais aussi vos plus ou moins discrets accommodements avec la réalité lorsque celle-ci ne s’accorde pas avec vos points de vue, ce qui est l’exact inverse de toute démarche scientifique. Vous avez certes une notable capacité à mettre en valeur vos publications, vos titres et vos responsabilités universitaires (10) et à apparaître beaucoup plus « modéré » dans les médias que vous ne l’êtes sur les réseaux sociaux, un talent qui n’est pas nouveau et qui avait conduit Pascal Boniface à parler, dans son ouvrage les Pompiers pyromanes, de « Docteur Frédéric et Mister Encel », vous décrivant comme un individu « connu pour ses analyses biaisées » mais « [qui] veut apparaître comme un expert neutre », lorsque l’on sait que le livre a été publié en juin 2015 on se dit qu’il y a des choses qui ne changent pas.

Mais malgré tous vos talents, le fond de votre pensée fait plus qu’affleurer dans vos interventions médiatiques et il n’en faut pas beaucoup pour que le vernis craque, comme lorsque vous avez ces derniers jours apporté un peu discret soutien à la guerre déclenchée par Israël contre l’Iran en expliquant par exemple, attention ça vole haut, ce qui suit : « [Les Iraniens] étaient, à mon avis, en train de tenter le plus rapidement possible d’accéder à la bombe [nucléaire] », en voilà un avis qu’il est intéressant mais il faudra nous expliquer pourquoi le directeur de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), probablement un peu plus informé et compétent que vous sur la question, affirme le contraire. Notons que vous avez en outre fait montre sur ce dossier d’une singulière maîtrise des concepts, comme lorsque vous avez affirmé qu’en attaquant l’Iran « le gouvernement israélien est à peu près dans le droit international », condoléances aux juristes et longue vie à la géopolitique de l’apeuprisme.

Au total, cher Frédéric Encel, vous êtes bel et bien un idéologue, ce qui n’est évidemment pas un problème en soi mais qui le devient lorsque, à l’instar de la toujours très perspicace Florence Bergeaud-Blackler, vous déguisez vos opinions en vérités issues d’une prétendue expertise dont on peut d’ailleurs régulièrement mesurer la fiabilité, avec la complicité de médias complaisants qui semblent en général ravis de vous recevoir pour que vous racontiez ce qu’ils ont envie d’entendre. Une fois n’est pas coutume, nous conclurons notre missive en nous référant positivement à l’une des récentes déclarations de son destinataire, ayant en effet découvert au cours de nos pérégrinations dans vos œuvres complètes que vous estimiez qu’il n’y a « rien de pire qu’un inculte toutologue faisant mine de ne pas l’être et pontifiant par dogme », pour une fois on est tenté d’être — à peu près — d’accord avec vous.

Cordialement,

Jules Blaster

(1) À 1’25’’ environ.

(2) « Frédéric Encel : "Poutine, un Occidentaliste ouvert à la démocratie" », le Figaro n°18107, 26 octobre 2002 (consulté via la BNF).

(3) Signalons au passage ce morceau de bravoure lors d’une interview au site Atlantico en 2014 : « Je dirais avec prudence qu’Al Qaïda incarne une forme de "trotskisme" de l’islamisme radical — l’imposition du jihad et de la charia en guise de révolution partout et en même temps —, tandis que l’État islamique incarnerait son "stalinisme", avec une consolidation sur un espace bien déterminé (amené à s’étendre évidemment) et parfaitement dominé. » On adore.

(4) À l’image de ce titre de l’émission « Quotidien » le 20 septembre 2022 : « Où va le monde ? Le point avec Frédéric Encel, expert en géopolitique ». Spécialiste du monde on vous dit.

(5) À 2’55 environ.

(6) Pour obtenir ces chiffres, nous avons tout simplement contacté plusieurs organismes spécialisés dans la « vente » d’interventions de conférenciers plus ou moins célèbres et dans le catalogue desquels vous figurez, pour leur demander quel serait le coût de l’une de vos prestations dans le cadre d’un événement organisé par une entreprise.

(7) Franc-Tireur fait d’ailleurs lui aussi appel à vos lumières, échange de bons procédés sans doute, avec des interviews dans lesquelles vous affirmez par exemple, comme ce fut le cas en octobre 2024, soit un an après le début des massacres à Gaza, qu’Israël menait une guerre « d’abord évidemment défensive », évidemment.

(8) Lorsque l’on sait que le thème de l’édition 2024 des « Rencontres géopolitiques de Trouville » était « Les femmes et le pouvoir », on se dit que votre choix d’y inviter Xavier Gorce était particulièrement judicieux, lui qui, comme nous le signalions en janvier dernier, a réussi en à peine un an, à traiter, entre autres, la journaliste Victoire Tuaillon de « petite dinde », la sociologue Alizée Delpierre de « conne qui passe », Lucie Castets de « tarte », Ersilia Soudais de « laitière » et Sandrine Rousseau de « dinde », mais aussi à expliquer que la « poissonnière » Mathilde Panot était « hideuse » ou à s’adresser à Manon Aubry en l’appelant « ma pauvre petite ».

(9) « Frédéric Encel : Pourquoi Ariel Sharon lâche Gaza », le Figaro n°18976, 8 août 2005 (consulté via la BNF).

(10) Des titres et des responsabilités universitaires autour desquelles vous avez une tendance à beaucoup broder, comme l’expliquaient déjà il y a une vingtaine d’années Pascal Boniface, dans son ouvrage les Intellectuels faussaires, ou Vincent Geisser, dans un article particulièrement bien renseigné : « Expertise géopolitique ou propagande ? ».

Cher Frédéric Encel - Boxing Day #39

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Iran : vivre dans l’ombre du cessez-le-feu

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