Chère Ève Szeftel,

Quelle semaine !

Jeudi 9 octobre, une réunion de crise était organisée à Marianne, dont vous êtes directrice de la rédaction, trois semaines après que vous ayez été l’objet d’une motion de défiance, adoptée par 71% des votants, à laquelle vous aviez répondu par un courrier interne témoignant d’une très grande ouverture : « Comme mes prédécesseurs, j’ai donc ma motion de défiance. Et comme mes prédécesseurs, bénéficiant de la confiance de la direction de CMI [propriétaire de Marianne], je vais poursuivre la tâche qui m’est assignée », on espère qu’Emmanuel Macron ne va pas vous accuser de plagiat. Une accusation qui, notons-le, ne figurait pas dans la motion votée le 18 septembre, laquelle dénonçait en revanche « un management brutal, s’autorisant pressions et chantage », « des prises de position dénaturant l’identité profonde du titre » et « des manquements graves et répétés à l’éthique journalistique », félicitations à vous.

Ces « manquements à l’éthique » concernent notamment, d’après le texte des journalistes de l’hebdomadaire que vous dirigez depuis janvier après avoir quitté Libération, « la couverture du conflit israélo-palestinien et des crimes de guerre à Gaza », une critique qui n’est pas nouvelle vous concernant, ainsi que l’expliquait par exemple un article de la Lettre, publié le 4 juin, dans lequel on apprenait que la rédaction s’inquiétait « d’un glissement progressif de Marianne en faveur d’une ligne plus favorable à Israël et à sa guerre menée contre la bande de Gaza et le Hamas ». Deux semaines plus tard, une enquête d’Arrêt sur images donnait la parole à plusieurs journalistes, l’une d’entre elles et eux affirmant « [qu’]il y a un énorme problème sur la question israélo-palestinienne [et que] l’ironie du sort, c’est que ce changement éditorial intervient au moment où la société française se rend compte, de plus en plus, qu’il n’y a plus beaucoup d’ambiguïté possible sur la question du nettoyage ethnique en cours à Gaza », on ne vous le fait pas dire.

Et c’est dans ce contexte que vous aviez jugé bon, cet été, de participer, en compagnie de quatre autres journalistes, à un voyage de presse organisé et financé par l’ambassade d’Israël, afin de réaliser un reportage dans le pays, en omettant soigneusement de mentionner, dans votre article, le cadre dans lequel il avait été produit, à l’instar de vos confrères du Figaro et du JDD-Bolloré mais à l’inverse de ceux de la Croix et de l’Express. Interrogée par Mediapart, qui posait la légitime question de savoir si « embarquer sans le préciser pour un voyage tous frais payés, organisé par l’un des belligérants du conflit, qui a pris soin de choisir les interlocuteurs auxquels les journalistes ont eu accès, ne pose […] pas un problème déontologique », vous aviez donné une réponse qui ne souffre d’aucune ambiguïté : « Non, et la preuve c’est que le papier que j’ai écrit était très équilibré », décidément les remises en question ce n’est pas votre truc.

Chère Ève Szeftel, vous avez, de toute évidence, une conception singulière de l’« équilibre ». Votre reportage de deux pages publié dans l’édition du 7 août, qui nous emmène aux frontières de Gaza et du Liban, « alors qu’Israël s’embourbe à Gaza dans une guerre impitoyable [et qu’]un calme précaire règne à la frontière nord, où Tsahal est bien décidé à empêcher le Hezbollah de renaître de ses cendres » (sic), donne ainsi la parole à huit Israéliens et Israéliennes parmi lesquels, étonnamment, aucun n’a la moindre critique à formuler à l’égard des actions de l’armée à Gaza et au Liban. Dans la bouche de vos interviewés, entre autres « un expert sécuritaire », « une ancienne du renseignement » (1), « un jeune officier de haut rang » et « un ancien du renseignement », l’ONU en prend en revanche pour son grade : « Pendant 17 ans, les combattants du Hezbollah ont préparé cette guerre sous le nez des soldats de la Finul » ; « En application de la résolution 1701, l’ONU était censée nous protéger. Elle ne l’a pas fait ». Avez-vous permis à des représentants de l’ONU de répondre à ces accusations, nullement étayées dans votre article ? Non. Sans doute par souci d’équilibre.

Un souci qui est également visible dans la façon dont vous décrivez succinctement la situation de la bande de Gaza avant le 7 octobre 2023 : « Le Hamas prend le pouvoir à Gaza en 2007 et fait de l’enclave côtière, non pas un Singapour du Proche-Orient, comme le fantasmait Benyamin Netanyahou, mais une "machine de guerre", en construisant 900 km de tunnels. "La plus grande forteresse souterraine de l’histoire", ainsi que le résume un expert sécuritaire. Mais pas pour y protéger sa population… » C’est tout ? C’est tout. Nulle mention du blocus illégal, imposé par Israël à partir de 2007, et de ses conséquences catastrophiques, nulle mention des campagnes de bombardements de l’hiver 2008-2009 (plus de 1300 morts) ou de l’été 2014 (plus de 2300 morts), nulle mention de la violente répression des Marches du retour en 2018 (près de 200 morts, 29 000 blessés dont plus de 7000 par balle), etc. Des informations qui n’auraient pourtant pas été superflues lorsque l’on qualifie Gaza de « machine de guerre » et que l’on explique que le Hamas n’a pas cherché à « protéger sa population », mais vous manquiez très certainement de place (2).

« Équilibre » toujours lorsque vous revenez sur le conflit armé entre Israël et le Liban en 2024, en insistant sur le fait qu’il a provoqué l’évacuation de plusieurs dizaines de milliers d’Israéliens mais en oubliant de mentionner l’invasion du Liban fin 2024 (1,3 million de déplacés), et en relatant avec force détail (3) le bombardement, le 27 juillet 2024, du village de Majdal Shams (12 morts, en très grande majorité des enfants), attribué au Hezbollah, tout en omettant d’évoquer les bombardements israéliens sur le Liban (4000 morts). Vous résumez ainsi les actions militaires israéliennes à « l’opération des bipeurs et talkies-walkies piégés » (17-18 septembre 2024) et à « une série d’éliminations » culminant avec l’assassinat d’Hassan Nasrallah (27 septembre 2024) alors qu’elles ont été d’une toute autre ampleur, ainsi que le résumait par exemple le Haut Commissariat de l’ONU aux réfugiés fin novembre 2024 : « Les dernières semaines ont été les plus meurtrières et les plus dévastatrices pour le Liban et son peuple depuis des décennies, Israël ayant considérablement intensifié ses frappes aériennes et ses incursions terrestres, aggravant ainsi la catastrophe humanitaire pour les civils », autant d’informations que vous avez eu la pudeur de ne pas rapporter.

Chère Ève Szeftel, en lisant ce très rigoureux article, nous avons repensé à un échange consacré au « traitement médiatique biaisé » du 7 octobre 2023 et de ses suites, organisé en avril 2024 par le site Akadem en partenariat avec la Radio de la communauté juive (RCJ), au cours duquel vous déclariez entre autres : « Il y a quand même une distinction cardinale à faire entre les faits et les opinions, et les discours. Nous les journalistes on est quand même là pour établir les faits. Ce qui est très difficile. Les conditions de production de l’information, je pense, n’ont jamais été aussi difficiles qu’aujourd’hui […], mais quand même c’est important. Moi les discours j’essaie de les mettre de côté ». Un excellent principe que vous avez visiblement quelques difficultés à vous appliquer, il est vrai que lorsque l’on réalise un reportage sur un conflit en cours en ne relatant qu’un seul point de vue, sans aucune distance critique et en omettant toutes les informations qui pourraient le contredire, quel talent, on prend le risque de s’éloigner un peu, voire beaucoup, des faits.

Et nous nous sommes aussi souvenu de votre premier éditorial dans Marianne, en tant que nouvelle directrice de la rédaction, publié dans l’édition datée du 16 janvier 2025 avec un titre très solennel (« À nos lecteurs »), dans lequel vous affirmiez notamment ce qui suit : « En 2025, la mission première de Marianne sera d’abord de vous informer, sans tabous ni œillères. Les faits d’abord. Je ne pense pas que vous vouliez qu’on vous dise quoi penser. Vous aspirez à vous forger votre propre opinion à partir des informations que nous publions ». Un éditorial que vous aviez alors présenté, avec une certaine grandiloquence, comme une « déclaration de politique générale », expression d’ordinaire employée pour les discours des Premiers ministres lors de leur entrée en fonction, ce qui ne manque pas de faire sourire aujourd’hui dans la mesure où la récente motion de défiance à votre encontre a été adoptée quelques jours après que François Bayrou eut été mis en minorité à l’Assemblée lors du vote de confiance qu’il avait suscité, le contraignant à la démission.

Comme nous l’avons vu, vous avez quant à vous décidé non seulement de rester en place mais aussi — et surtout — de ne rien changer, comme en témoignent par exemple vos choix éditoriaux concernant la récente condamnation de Nicolas Sarkozy à cinq ans de prison ferme dans l’affaire des financements libyens. Vous avez ainsi jugé bon de poser, à la « Une » du numéro de Marianne daté du 2 octobre, la question d’une hypothétique « vengeance politique des juges », voilà qui est original, et d’expliquer dans votre éditorial que la condamnation de l’ancien président « passe mal dans l’opinion » (laquelle ?), que « cette décision reste troublante », qu’il existe un « soupçon de partialité qui entache ce jugement », que l’association de malfaiteurs est « une trouvaille de génie de notre Code pénal pour condamner sans preuves » (4), pour en conclure « [qu’]une gauche responsable devrait placer au-dessus de la détestation d’un adversaire politique la fidélité à ses valeurs fondatrices, au nom de l’État de droit », marre de ces gauchistes irresponsables.

Le tout alors qu’un hors-série de Marianne, réalisé par Laurent Valdiguié, l’un des rares journalistes ayant suivi le procès en intégralité, avait été publié le 27 septembre, un long récit factuel dont une lecture un tant soit peu attentive ne laisse planer aucun doute quant aux fondements sur lesquels les juges ont prononcé leur verdict. Laurent Valdiguié ne s’est d’ailleurs pas privé de faire connaître son opinion au sujet de la question « Procès Sarkozy et Le Pen : la vengeance politique des juges ? », que vous avez mise à la « Une » le 2 octobre, en publiant sur son compte X un rappel de l’adage journalistique, connu sous le nom de « loi des titres selon Betteridge », selon lequel « à tout titre d’article journalistique se terminant par un point d’interrogation, il peut être répondu par la négative », il doit vraiment y avoir une chaude ambiance à la rédaction de Marianne. Surtout lorsque l’on connaît la suite de ladite « loi des titres » : « Si les journalistes emploient ce genre de titres interrogatifs, c’est qu’ils savent que leur histoire n’est sans doute que de la foutaise et qu’ils ne disposent en réalité ni des sources ni des faits pour l’étayer, mais qu’ils veulent tout de même la publier », oups.

Chère Ève Szeftel, lorsque la directrice de la rédaction d’un journal, non contente de refuser d’entendre les critiques, s’autorise en outre à délégitimer voire à piétiner, par des « Unes » tapageuses et des éditoriaux démagogiques, le travail des journalistes du titre qu’elle dirige, il n’est guère étonnant que les choses finissent par mal se passer. A fortiori lorsque son arrivée dans le journal en question s’est faite à la faveur d’une reprise en main brutale par le propriétaire du titre, le groupe CMI possédé par le milliardaire Daniel Kretinsky (5), qui s’est soldée par le départ de plus d’un tiers des journalistes de la rédaction, la plupart parce qu’ils estimaient que leur indépendance n’était plus garantie. Nulle surprise, dès lors, à ce que, à en croire un article de l’Informé publié le 9 octobre, qui confirme de précédentes publications de Mediapart ou d’Arrêt sur images, ce ne soit pas seulement vos orientations mais aussi vos méthodes autoritaires qui se retrouvent au cœur des tensions, au point que le comité social et économique (CSE) de Marianne ait déclenché, le 2 octobre, une alerte pour « danger grave et imminent » au regard de la « souffrance au travail générée par les pratiques de management de la directrice de la rédaction », autrement dit vous, et au point que votre patron, préoccupé par la mauvaise publicité faite au titre, soit directement intervenu, cette semaine, pour imposer un changement de méthode.

En étudiant d’un peu plus près vos œuvres complètes, nous avons de surcroît pu constater que votre désormais légendaire subtilité en interne ne manque pas de se remarquer dans vos prises de position publiques, qu’il s’agisse d’écrire à propos de Rima Hassan que « naturalisée en 2010, elle ne cesse pourtant de conspuer ce pays [la France] à qui elle doit tant et n’a les yeux de Chimène que pour l’Algérie, la Syrie ou la Palestine », de relayer, suite à l’opposition du mouvement féministe à la présence du collectif « Nous vivrons » dans le cortège du 8 mars 2024, l’ignoble fake news selon laquelle « les juifs se voient dénier le droit de manifester » ou de prétendre que « même si Jean-Luc Mélenchon perd son pari en 2027, on se souviendra de lui comme de celui qui aura mené le pays au bord de la guerre civile et fait élire l’extrême droite », vous avez oublié les pluies de sauterelles. Une finesse qui s’exprime également dans la suffisance que vous affichez dans vos éditoriaux et dans la façon même dont ils sont mis en scène par Marianne sur les réseaux sociaux, entre autres et notamment lorsque vous administrez vos doctes leçons à « la gauche » :

- « Encore au pouvoir il y a dix ans, la gauche française s’est depuis réfugiée dans une posture protestataire, préférant manifester bruyamment plutôt que d’écouter le peuple. Bref, elle est complètement à côté de la plaque, estime Ève Szeftel, rédactrice en chef de Marianne » (juillet 2025).

- « Olivier Faure reconduit, le Parti socialiste restera sous l’influence intellectuelle de cette gauche radicale qui se targue de combattre la droite et l’extrême droite alors qu’elle lui offre la victoire sur un plateau, estime Ève Szeftel, directrice de la rédaction de Marianne » (juin 2025).

- « La gauche française a-t-elle tiré les leçons de la victoire de Trump ? Pas pour l’instant, selon Ève Szeftel. Pour la directrice de la rédaction de Marianne, elle est dans une impasse stratégique, plus intéressée par le wokisme que par les classes populaires » (mars 2025).

- Etc.

Une arrogance dont vous faites également preuve à l’égard des médias qui vous critiquent, comme nous l’a par exemple appris l’existence d’un texto, révélé par l’Informé et publié en intégralité par Blast, que vous avez envoyé, le mois dernier, à Fabrice Arfi, après avoir appris que Mediapart enquêtait sur les tensions internes à Marianne et sur les critiques qui étaient formulées à votre égard. Extrait : « Si Mediapart publie un article à partir de ce tissu de mensonges franchement c’est la honte. Ce n’est pas du journalisme c’est de la calomnie. Quand c’est Blast ou ASI [Arrêt sur images] je m’en fiche mais Mediapart est censé faire du journalisme quand même, non ? » Un texto dont l’objectif était de demander à Fabrice Arfi d’intervenir (« Dis-moi si tu peux faire quelque chose ») dans le cadre d’une enquête de Younes Abzouz, qui vous a valu une fin de non-recevoir puisque l’article, factuel et donc peu à votre avantage, a été publié le 29 septembre, mais qui en dit long sur la haute considération que vous avez pour le travail journalistique en général, surtout lorsqu’il est bien fait et qu’il vous déplaît, et pour les journalistes de Marianne en particulier (6).

Vous semblez en outre avoir une telle opinion de vous-même que vous ne vous rendez même pas compte que vous êtes capable de dire, avec assurance, absolument tout et son contraire, comme lorsque vous évoquez le phénomène des « fake news ». Dans l’émission d’avril 2024 déjà citée, consacrée au « traitement médiatique biaisé » du 7 octobre 2023 et de ses suites, vous expliquiez ainsi ce qui suit : « J’ai eu aussi un débat avec Checknews [service de fact-checking de Libération] sur un autre article qu’ils avaient fait, sur le 7 octobre, qui disait qu’il y avait eu un certain nombre de… une mystification autour du 7 octobre, un certain nombre de rumeurs non vérifiées, les fameux 40 bébés etc., et je leur ai dit c’est très important d’être rigoureux mais… voilà, Raul Hilberg il écrit la Destruction des Juifs d’Europe en 1961, 15 ans après… On ne peut pas prétendre écrire l’histoire en temps réel en fait. Et sur certains sujets il faut attendre, tout simplement. Attendre parce que c’est pas opportun, parce que… parce que ça va être récupéré, ça va être instrumentalisé contre Israël et contre les Juifs […]. C’est normal qu’un événement suscite des rumeurs en fait, voilà. »

Vous avez ainsi reproché à vos collègues, puisque vous étiez alors salariée de Libération, d’avoir publié une enquête visant à débunker de fausses informations, entre autres la « rumeur » selon laquelle 40 bébés israéliens auraient été assassinés. Au motif qu’il serait « normal » qu’un tel événement suscite des rumeurs et qu’il aurait donc fallu attendre avant de démontrer leur fausseté, alors qu’elles avaient tout de même été relayées, entre autres, par les autorités israéliennes, le président des États-Unis et de nombreux intervenants dans les médias français. Pourquoi attendre ? Parce qu’un tel démenti aurait pu être « instrumentalisé contre Israël et contre les Juifs ». En d’autres termes : vous avez ce jour-là défendu le fait qu’il valait mieux laisser courir des mensonges que rétablir la vérité au motif que celle-ci pourrait être « instrumentalisée », ce que vous avez d’ailleurs été dans l’incapacité de démontrer, voilà qui dénote d’une singulière conception du journalisme et qui donne une couleur toute particulière à votre mot d’ordre « Les faits d’abord ».

Surtout venant de celle qui, un an plus tard, a jugé bon de s’en prendre vivement, dans l’édition de Marianne datée du 28 mai 2025, à l’AFP, coupable d’un terrible crime journalistique : avoir relayé, dans une dépêche, un communiqué de l’Autorité palestinienne affirmant que l’armée israélienne aurait, le 21 mai, « ouvert le feu à balles réelles sur des diplomates présents à Jénine » alors qu’il n’y aurait eu que des « tirs de sommation » ne visant pas directement le convoi diplomatique. Commentaire de votre part : « Une telle cécité générale est sidérante. […] Ce mensonge grossier destiné à calomnier Israël est passé crème, sans qu’aucun journaliste ni aucun diplomate ne s’interroge sur sa vraisemblance ». Soit, au regard de l’épisode « Checknews », un deux poids deux mesures qui est du registre de la performance artistique, sans même parler de l’argument que vous avez jugé bon de mobiliser pour expliquer à quel point l’information n’était, dès le départ, pas crédible : « Si des Israéliens avaient vraiment tiré sur des diplomates, il y aurait eu des blessés et des morts. Hélas, les Israéliens savent tirer. » Histoire de rester poli nous nous abstiendrons ici de tout commentaire.

Chère Ève Szeftel, ce dernier épisode confirme à quel point vos convictions personnelles écrasent le peu de déontologie journalistique qui vous reste (peut-être), la seule explication possible à un tel grand écart étant le fait que vous éprouvez une immense sympathie pour l’État d’Israël, ce qui est votre droit le plus strict même si vous devriez éviter, dès lors, de vous prétendre « sioniste et propalestinienne », surtout quand on sait que vous êtes capable d’écrire que « "La libération de la Palestine" [est] un projet d’épuration ethnique de la population juive devenu un slogan branché et une raison de tuer », rien que ça, que « le boycott [d’Israël] légitime de s’attaquer directement aux juifs du monde entier », tout simplement, ou que « le gouvernement Netanyahou [est] tombé dans le piège diabolique que lui a tendu le Hamas le 7 octobre 2023 », pauvre Bibi qui s’est fait piéger alors qu’il voulait la paix (7).

Des convictions qui viennent de loin, comme en témoigne par exemple votre participation, durant les années 2006-2008, à la fort peu regrettée revue le Meilleur des mondes, éditée par le Cercle de l’Oratoire, un think tank néoconservateur créé dans la foulée des attentats du 11 septembre 2001, soutien affirmé des politiques de George W. Bush, y compris la désastreuse guerre en Irak, défenseur d’un État d’Israël alors en pleine répression de la « deuxième intifada », et comptant dans ses rangs, entre autres, Pascal Bruckner, Pierre-André Taguieff, Frédéric Encel, Romain Goupil, Stéphane Courtois et quelques autres brillants esprits, parmi lesquels André Glucksmann et, tiens donc, son fil Raphaël, mais c’est une autre histoire. La revue trimestrielle le Meilleur des mondes comptera au total neuf numéros, et l’on retrouve votre nom dans pas moins de cinq d’entre eux, avec notamment, à l’été 2007, ainsi que Blast l’avait déjà relevé, un portrait et une interview de Yoël Bin Noun, présenté comme « une voix atypique dans le monde colon », il est vrai qu’un rabbin ultra-orthodoxe, ultra-nationaliste, partisan acharné de la colonisation et soutien affiché, à peine deux ans plus tard, du parti d’extrême droite HaBeit HaYehudi (« Maison juive »), méritait d’être honoré.

Et c’est presque à la même époque que vous avez cosigné un ouvrage tombé dans l’oubli, contrairement à votre co-autrice, on y reviendra, publié en 2005 sous le titre Élèves sous influence, qui entendait démontrer, ainsi que le résumait le Monde dans une critique pas franchement enthousiaste, que « l’école serait en train de fabriquer des élèves profondément antiaméricains », tout un programme. Vous expliquiez ainsi que la plupart des manuels scolaires de l’époque « invitent l’élève à relever les prétextes politiques mis en avant par les terroristes mais omettent leur objectif ultime, à savoir soumettre le monde au règne d’un islam radical » et développiez une argumentation alors en vogue dans les milieux néoconservateurs mais qui commençait tout juste à infuser dans la gauche française, selon laquelle tenter d’expliquer le terrorisme serait déjà, un peu, l’excuser, toute ressemblance avec le grossier anti-intellectualisme des propos de Manuel Valls tenus 10 ans plus tard ne serait que fortuite.

Loin d’avoir rompu avec ces engagements néoconservateurs, vous ne cessez de les actualiser, qu’il s’agisse d’apporter votre soutien enthousiaste au « laboratoire d’idées » du très droitier Jean-Michel Blanquer, dont vous n’hésitez pas à relayer les « études » dénonçant la trop grande générosité de l’hôpital public vis-à-vis des patients étrangers, ou de reprendre à votre compte, pour critiquer la gauche, le fumeux concept d’« idéologie diversitaire », popularisé en France par Matthieu Bock-Côté, essayiste d’extrême droite et chroniqueur sur CNews/Europe 1. Quant à la co-autrice de votre ouvrage sur les manuels scolaires, vous avez de toute évidence gardé d’excellentes relations avec elle, jusqu’à lui ouvrir les colonnes de Marianne en mai dernier alors qu’elle était, si l’on peut dire, dans la tourmente. Barbara Lefebvre, puisque c’est d’elle dont il s’agit, venait en effet de se faire remarquer, quelques jours plus tôt, par sa participation à un ignoble gala de soutien à l’armée israélienne au cours duquel elle avait animé un « quiz » ironisant sur le nombre de victimes civiles à Gaza, quelques semaines après s’être distinguée en déclarant qu’il fallait « vider la bande de Gaza », soit un appel explicite au nettoyage ethnique, voilà qui méritait bien de se voir offrir une tribune dans Marianne.

Chère Ève Szeftel, vous avez bien évidemment le droit d’avoir des opinions et de les défendre, y compris lorsque vous expliquez que « les sujets qui intéressent les lecteurs aujourd’hui c’est la sécurité, l’immigration et le pouvoir d’achat, pas l’écologie, la guerre en Ukraine ou le féminisme », sans visiblement vous rendre compte que ce faisant vous reprenez le triptyque de la dernière campagne législative du Rassemblement national, ce sont des choses qui arrivent (8). Mais il serait temps de comprendre que vos inclinaisons idéologiques et votre absence de déontologie ne vous confèrent aucune forme de légitimité intellectuelle et morale pour donner des leçons de maintien à la gauche et pour prodiguer des masterclass de journalisme, bien au contraire. Et si nous ne savons pas, au vu des derniers événements à Marianne, combien de temps durera votre expérience de directrice de la rédaction de l’hebdomadaire, nous ne doutons pas que vous êtes promise à un bel avenir dans le petit monde des grands médias possédés par des milliardaires réactionnaires, jamais en manque d’individus — tels que vous — dont l’arrogance n’a d’égale que la médiocrité.

Cordialement,

Jules Blaster

(1) Notons que l’« ancienne du renseignement » que vous avez interviewée, Sarit Zehavi, est présentée dans votre article comme « la directrice d’Alma, un centre de recherches consacré à l’analyse des menaces sécuritaires pesant sur le nord [d’Israël] ». Peut-être eût-il été judicieux de préciser que ledit « centre de recherches » est régulièrement critiqué, entre autres en raison de sa composition (neuf anciens de l’armée sur une vingtaine de membres) et pour sa « proximité avec le discours officiel israélien », ou encore que votre interlocutrice fut l’autrice, par le passé, de très subtiles déclarations, se disant par exemple « prête à tuer [Hassan] Nasrallah de [ses] propres mains s’il devait empêcher la Bar-Mitzvah de [son] fils », voilà qui témoigne, à n’en pas douter, d’une immense expertise.

(2) Vous avez en revanche trouvé la place pour publier une intéressante carte destinée à illustrer votre périple. Nous ne savons pas si elle vous a été aimablement fournie par vos hôtes mais nous savons en revanche qu’elle représente une « Cisjordanie » amputée de près de la moitié de sa superficie, ce qui ne fait pas très sérieux. De même que votre utilisation du terme « implantations » pour parler des colonies israéliennes, typique des discours visant à euphémiser, voire à nier la réalité du colonialisme israélien.

(3) Signalons ici un fâcheux oubli concernant le village de Majdal Shams, que vous décrivez comme une « petite ville druze […] située au pied du mont Hermon » en omettant d’indiquer que la « petite ville » se trouve dans le Golan syrien, occupé depuis 1967 et illégalement annexé par Israël en 1981. Ce qui ne justifie évidemment pas le bombardement meurtrier du 27 juillet 2024, mais qui n’est peut-être pas une information inutile lorsque l’on prétend réaliser un reportage à la « frontière nord » d’Israël.

(4) Une formule de l’avocat Patrick Klugman que vous reprenez à votre compte sans aucune mise à distance : « Ne reste que le délit d’association de malfaiteurs, une "trouvaille de génie de notre code pénal pour condamner sans preuve en déduisant la culpabilité non par les indices de la participation à un crime ou un délit mais par la supposition que les mis en cause se sont rencontrés dans le but de les commettre", comme l’a résumé Patrick Klugman ».

(5) Soulignons ici que votre recrutement à la direction de Marianne s’est fait avec l’appui d’un certain Denis Olivennes, président du conseil de surveillance du groupe CMI France, que vous aviez déjà remercié lors de votre embauche, en mai 2021, à Libération, dont il est directeur général, le monde est petit.

(6) Les journalistes de Marianne ont ainsi dû adorer ce que vous avez écrit à Fabrice Arfi : « Abzouz est totalement instrumentalisé par la minorité de jeunes mecs (30 ans en moyenne) qui veulent ma peau depuis le jour 1 de mon arrivée parce qu’ils pensaient après le départ de Polony que ce seraient eux qui dirigeraient la rédac. Ils m’en veulent aussi parce que je réécris beaucoup leurs articles et cela pour une raison simple : leurs papiers sont mauvais, pas assez étayés, beaucoup trop idéologiques. » Parole d’experte.

(7) Rappelons également le post que vous aviez jugé bon de publier sur X lors de l’assassinat du dirigeant du Hezbollah Hassan Nasrallah par Israël le 27 septembre 2024 : « Quelque chose me dit que demain, sur le divan, on va arrêter de ruminer notre angoisse existentielle, pour la première fois depuis longtemps. Et même si ça ne doit durer que jusqu’à après-demain, ce sera déjà ça. »

(8) De même qu’il peut parfois arriver de raconter tellement n’importe quoi au sujet des problématiques écologiques que l’on se retrouve à défendre les mêmes positions que le Rassemblement national, pourtant adversaire déclaré de l’écologie. Mais après tout venant de celle qui trouve judicieux d’éditorialiser sur le thème « D’extrême droite, la Coordination rurale ? On s’en fout. Écoutons plutôt ce qu’elle a à nous dire », plus rien ne devrait nous surprendre.

Chère Ève Szeftel - Boxing Day #51

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