Et puis Breton va perdre Antonin Artaud.

Artaud pouvait apparaître comme l’homme le plus à même d’intensifier et de radicaliser le mouvement surréaliste. Mais dès la fin de l’année 1925, Artaud va être jugé beaucoup trop mystique (ça se discute) quand on ne lui reproche pas de gagner sa vie en faisant l’acteur « dans un but de lucre et de gloriole. » De son côté, Artaud va être déçu par les surréalistes qui se révèlent, comme il le dit dans une lettre à son amoureuse de l’époque, Génica Athanassiou :

« Breton et Aragon exceptés, la pire bande de cons que la terre ait portée. »

Artaud va monter un théâtre, le Théâtre Alfred-Jarry, en septembre 1926. Et cette initiative lui est reprochée comme une tentative d’acceptation par le monde de la culture bourgeoise. C’est gonflé. Breton estime inacceptable de faire du journalisme ou du théâtre, mais pas d’organiser des expositions ou de vendre des manuscrits à de riches collectionneurs. Ce qu’il fait. Parce que lui aussi a besoin de fric. Et c’est la limite de son intransigeance : vouloir se tenir radicalement éloigné du public bourgeois alors qu’il a besoin de celui-ci pour vivre.

Cependant c’est l’adhésion du surréalisme au Parti communiste qui entraine la rupture définitive avec Artaud, qui la refuse, et son exclusion le 23 novembre 1926. Et Artaud écrit presque immédiatement un texte de réaction à son exclusion, « Les Barbares », texte que nous avons perdu mais qui semble avoir été si violent que plusieurs maisons d’édition ont refusé de le publier, et Jean Paulhan a même conseillé Artaud de maîtriser son langage :

« Prenez garde qu’en étant trop absolument révolté contre vos amis vous vous diminuiez vous-même. »

Parce que les surréalistes vont se gêner, eux, peut-être ? En avril 1927, ils lui consacrent une brochure, Au grand jour, dans lesquels ils disent d’Artaud :

« Cette canaille aujourd’hui, nous l’avons vomie (…) Il est démontré que celui-ci n’a jamais obéi qu’aux mobiles les plus bas. Il ne voulait voir dans la Révolution qu’une métamorphose des conditions intérieures de l’âme, ce qui est le propre des débiles mentaux, des impuissants et des lâches. »

Au grand jour est d’ailleurs le premier texte dans lequel les surréalistes expriment officiellement leur solidarité avec le mouvement communiste. Dans un texte de réponse qu’il publie en juin, également une brochure, À la grande nuit ou le bluff surréaliste, Artaud écrit :

« Dans le surréalisme y a-t-il jamais eu autre chose qu’André Breton. Tout le surréalisme, ses contradictions, ses humeurs n’a-t-il pas été fonction des contradictions et des humeurs personnelles d’André Breton ? »

C’est bien le problème. André Breton est moins un poète qu’un défenseur de la condition poétique. Mais il ne va cesser de tenter de la justifier politiquement et donc obéir à une logique partisane qui l’entraînera à des exclusions dont la violence et l’injustice vont affaiblir le mouvement. Que le Surréalisme ait obéi à une logique de parti, c’est ce que remarquera Simone Weil. C’est aussi ce que lui reprochera Artaud dans « Surréalisme et révolution » :

« Est-ce qu’Artaud se fout de la révolution ? Me fut-il demandé. Je me fous de la vôtre, pas de la mienne, répondis-je en quittant le Surréalisme, puisque le Surréalisme était lui aussi devenu un parti. »

Artaud, lui, est moins un organisateur qu’un poète. Un homme qui vit les choses dans sa chair.

Après sa rupture avec le surréalisme, si Artaud va tout d’abord principalement se consacrer au théâtre, il va rencontrer bien des difficultés à lui donner une forme concrète. Artaud va surtout écrire en vue d’un théâtre à venir. Un théâtre très particulier, qui rompt avec l’artifice, qui fasse que chaque représentation soit selon ses mots « une sorte d’opération magique ». Ce qu’il appelle le Théâtre de la Cruauté.

« Sans un élément de cruauté à la base de tout spectacle, le théâtre n’est pas possible. Dans l’état de dégénérescence où nous sommes, c’est par la peau qu’on fera rentrer la métaphysique dans les esprits » écrit Artaud dans le premier manifeste du Théâtre de la Cruauté en octobre 1932, publié ensuite dans le livre Le Théâtre et son Double.

La cruauté n’est pas l’effroi. Il faut imaginer un effroi séparé des représentations de l’effroi, une terreur qui ne prend plus appui sur une narration qui puisse justifier son apparition.

« Du point de vue de l’esprit cruauté signifie rigueur, application et décision implacable, détermination irréversible, absolue. Il ne s’agit pas de cette cruauté que nous pouvons exercer les uns contre les autres en nous dépeçant mutuellement les corps (…) mais de celle beaucoup plus terrible et nécessaire que les choses peuvent exercer contre nous. »

Le 6 avril 1933 à la Sorbonne, Artaud donne une conférence : « Le Théâtre et la peste ». Anaïs Nin y assiste. Elle décrit Artaud qui se met à crier et grimacer au lieu de prononcer son texte :

« D’une manière presque imperceptible, Artaud délaissa le fil que nous suivions et se mit à jouer quelqu’un mourant de la peste. Personne ne s’aperçut quand cela commença. Pour illustrer sa conférence, il représentait son agonie. Il n’est pas de mots pour décrire ce que jouait Artaud sur l’estrade de la Sorbonne. Il oublia sa conférence, le théâtre, ses idées. Il avait le visage convulsé d’angoisse, et ses cheveux étaient trempés de sueur. Ses yeux se dilataient, ses muscles se raidissaient. »

Le Théâtre de la Cruauté envisagé par Artaud, en tant qu’il ne dépend pas de l’autorité du texte, en tant que son spectacle ne se répète pas de façon monotone mais qu’il doit être à chaque fois unique, en tant qu’il rompt la distinction entre la scène et la salle, en tant qu’il doit dépasser la représentation, ressemble… à tout sauf à du théâtre, en fait. Ou alors nous ne savons pas encore ce que « théâtre » veut dire.

À partir de l’écriture du livre Le Théâtre et son Double, et de l’absence de représentation théâtrale vraiment capable de l’accompagner, Artaud va jouer ce qu’il a annoncé, non pas sur une scène, mais dans sa vie. Et pour commencer dans un voyage au Mexique en 1936, où il va aller à la rencontre des Indiens Tarahumaras. Mais avant de les rencontrer, trois soirs de suite, il va donner des conférences à l’amphithéâtre Bolivar de l’Université nationale autonome de Mexico.

Étrangement, la première, le 26 février 1936, s’appelle « Surréalisme et révolution ». Artaud décide d’interpréter le sens du mouvement comme si ce dernier appartenait déjà à l’Histoire, voire au passé. Mais comme si, également, il portait les germes d’une révolution toujours à venir. Une révolution métaphysique et poétique :

« Le point de vue du Surréalisme et celui du marxisme étaient inconciliables. Et l’on ne tarda pas à s'en apercevoir quand quelques-uns des surréalistes notoires décidèrent de s’affilier au parti. Il s’agissait en somme pour le Surréalisme de descendre jusqu’au marxisme, mais il aurait fait beau voir le marxisme chercher à s’élever jusqu’au Surréalisme. »

Artaud est radical dans son rejet de l’Occident et de ses pseudo-valeurs :

« Quand on parle aujourd’hui de culture les gouvernements pensent à ouvrir des écoles, à faire marcher les presses à livres, couler l’encre d’imprimerie, alors que pour faire mûrir la culture, il faudrait fermer les écoles, brûler les musées, détruire les livres, briser les rotations des imprimeries. »

Fin août, Artaud prend le train pour Chihuahua et gagne les montagnes de la Sierra Tarahumara, dans l’Ouest du Mexique. Il semble se faire accepter par les Tarahumaras, pourtant méfiants envers les Blancs, voire hostiles. Ce qu’on a pu déduire par les paroles d’un instituteur qui ne connaissait pas Artaud, un certain Félix Armendariz. Mais dans le témoignage duquel on « reconnaît » Artaud :

« Le seul qui ait réussi auprès d’eux, mais qui n’était ni missionnaire ni instituteur, c’est un poète français qui vivait avec eux. C’était un homme maigre, au regard étrange, très fou. Les Indiens avaient pour lui une grande vénération (…) J’ai parfois assisté à des veillées au cours desquelles il leur récitait des poèmes en français. Ils l’écoutaient, subjugués, car ses dons d’acteur, sa mimique, étaient extraordinaires. »

Artaud veut être initié au Peyotl. Après 27 jours d’attente, on lui permet de participer à la cérémonie de Tutuguri. Une cérémonie dont il écrira et réécrira le déroulement jusque dans sa dernière œuvre. Son émission de radio Pour en finir avec le jugement de Dieu en 1948.

« Le Rite est que le nouveau soleil passe par sept points avant d’éclater à l’orifice de la terre. Et il y a six hommes, un pour chaque soleil, et un septième homme qui est le soleil tout cru habillé de noir et de chair rouge. Or, ce septième homme est un cheval, un cheval avec un homme qui le mène. Mais c’est le cheval qui est le soleil et non l’homme. »

Au centre d’un cercle de flammes, un danseur aux six-cents clochettes pousse un cri et les Tarahumaras dansent toute la nuit pour maintenir vivante la réalité. Lorsque le soleil de l’aurore apparaît, Artaud absorbe le Peyotl. Après cette expérience déterminante, comme écrit Ilios Chailly :

« Artaud ne sera plus jamais le même (…) Plus rien ne sera plus jamais pareil. »

Artaud quitte le Mexique le 31 octobre 1936. Arrivé à Paris le 12 novembre, il est changé. Sans domicile, il dort chez des amis ou sous les ponts et survit en faisant la manche. Il se déplace avec une canne rouge hérissée de pointes. Une canne qu’il a trouvé chez son ami René Thomas, rue Daguerre, qui lui-même la tenait du peintre surréaliste hollandais Kristians Tonny qui l’avait trouvé dans un marché aux puces. Une canne qu’Artaud fait ferrer en compagnie de Robert Desnos chez un forgeron de la rue Mouffetard. Une canne qui désormais envoie des étincelles quand il frappe le sol avec elle et qu’il ne quitte plus, l’attribuant à Saint Patrick, le saint patron d’Irlande qui, au Ve siècle, avait chassé les serpents de l’île avec une canne. La canne de Saint Patrick avait supposément été brûlée par l’archevêque George Brown en 1538. À moins qu’il n’en ait brûlée une fausse et que la vraie se soit perdue jusqu’à ce qu’Artaud ne la retrouve. Cette canne qu’Artaud va emporter avec lui dans un voyage en Irlande, « à la recherche de la dernière descendance authentique des Druides », presque sans un centime en poche, sur les îles d’Aran puis à Galway. Cette canne, enfin, qui va être volée à Artaud dans la nuit du 19 au 20 septembre 1937 à Dublin, alors qu’il dort dans un centre pour sans-abris. Cette canne qui, remarquera Ilios Chailly dans son magnifique The Bachall Isu – La Canne de Saint Artaud, a été perdue par Artaud à trois minutes de la place où, en 1538, l’archevêque George Brown avait procédé à la destruction par le feu de l’autre canne, la première canne de Saint Patrick.

La perte de cette canne va précéder dans la vie d’Artaud une succession de malheurs : son incarcération en prison irlandaise le 23. Puis le 29, son embarquement de force sur un bateau pour le Havre. Enfin son internement psychiatrique dans l’asile affreux de Ville-Evrard. Une remarque étrange conclut une lettre qu’Artaud envoie à André Breton le 5 septembre 1937 :

« Il se peut que j’aille en Prison d’ici quelque temps. Ne vous inquiétez pas, ce sera volontaire et pour peu de temps. Je vous ai dit que j’avais lu dans les Tarots que j’aurai à me battre avec la justice mais que je ne savais pas si elle me casserait la gueule ou si ce serait moi qui la lui casserais. Ce sera moi qui la lui casserai. »

Parce qu’Artaud a revu Breton fin août 1935, avant son voyage au Mexique. Dix ans après leur brouille. Ils se sont réconciliés. Et ils ont recommencé à se voir, même si Artaud n’est plus officiellement surréaliste.

Artaud éprouve alors une très grande affection pour Breton et lui écrit régulièrement tout le long de son voyage en Irlande. Ainsi, le 23 août 1937 :

« Vous n’avez pas pu trouver votre place dans la Politique car la Politique est le fait des hommes et vous êtes un Inspiré et les Hommes n’ont jamais voulu des Inspirés. Votre place sera, de faire la guerre à la Politique et vous allez devenir le chef d’un Mouvement de guerre contre tous les cadres Humains. Voilà ce que je veux vous dire depuis plus de 10 ans. »

Et le 2 septembre 1937 :

« Vous avez assez de tous les Cadres humains. Vous êtes au-dessus de tout cela. Et c’est parce que je vous ai toujours vu au-dessus de tout cela que j’ai toujours souffert de vous voir vous plier, vous Breton, aux cadres, aux règles, et aux dénominations humaines qui se manifestent dans les Systèmes, les Doctrines et les Partis. »

Le Surréalisme et la fin de l’ère chrétienne

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