Le dessin politique n’a de valeur que dans un contexte où la presse est véritablement libre. Cependant, depuis la première loi régulant la liberté de la presse en 1830, la censure n’a cessé de resurgir par à-coups, réduisant l’espace laissé à son expression et à son développement. Un beau livre raconte cette histoire contrariée depuis ses origines jusqu’à l’attentat de Charlie Hebdo, dont les conséquences fragilisent une nouvelle fois le travail des dessinateurs de presse.
“Conscience de la société” selon Gandhi, “gardienne de la démocratie” pour Noam Chomsky, “quatrième pouvoir” selon la formule désormais consacrée d’Edmond Burke : en démocratie, la presse est parée de toutes les vertus. À condition qu’elle soit vraiment libre, bien entendu. Et que les journalistes usent de cette liberté, ce qui semble aller de soi. Pourtant, beaucoup de médias préfèrent aujourd’hui s'accommoder du prêt-à-penser partisan ou de la servilité au pouvoir en place. La censure ne vient pas toujours d’en haut !
Arrachée de haute lutte, la liberté de la presse est une conquête relativement récente en France, datant de moins de deux siècles. Instaurée pour la première fois en 1830 à la faveur d'une loi promulguée après la révolution des Trois Glorieuses, cette liberté, fragile et éphémère à ses débuts, a été réaffirmée par des textes successifs en 1848, 1871, et surtout 1881, au cours d’une histoire jalonnée d'obstacles et de remises en question.
A travers les époques et jusqu’à aujourd’hui, la vitalité de la presse et sa santé peuvent être jugées à l’aune de la férocité des caricatures et des dessins politiques. Cet art miroir de son temps est au cœur d’un ouvrage passionnant signé par Yves Frémion.
Être dessinateur de presse nécessite beaucoup de talent. Il faut savoir résumer en un trait de plume les faits saillants de l'actualité autant que les mettre en perspective, et avoir de l’esprit pour susciter le rire chez le lecteur. Comme le dit l’adage, une image vaut mille mots, et un bon dessin de presse peut avoir plus d’impact qu’un excellent article. Certains de ces dessins traversent même les décennies pour rester dans la mémoire collective bien après la disparition de ceux qui les ont découverts in-situ.
« Histoire du dessin politique et d’actualité » raconte de manière richement illustrée une histoire française du dessin de presse, de tous bords. “Nous avons mis en valeur des talents incontestables aux antipodes de notre propre pensée et même si le contenu nous était insupportable”, explique son auteur Yves Frémion, critique de bande dessinée et ancien député européen vert.
Son encyclopédie illustrée du dessin politique liste les titres de la presse satirique et les artistes incontournables en les regroupant par chapitres chronologiques précédés d’introductions remettant chaque époque dans son contexte. Honoré Daumier ouvre le bal avec ses caricatures en poires de Louis Philippe dans Le Charivari. Homme du peuple et républicain, se positionnant toujours du côté des opprimés, Daumier est resté dans les mémoires jusqu’à aujourd’hui pour son talent autant que son intégrité artistique. Son histoire personnelle résume parfaitement l’éternelle hypocrisie du pouvoir politique envers ceux qui utilisent l’humour pour les attaquer : en 1831, un an après la promulgation de la loi sur la liberté de la presse (et la signature par Louis-Philippe d’une Charte proclamant que « la censure ne pourra jamais être rétablie »), Daumier dessine le roi avalant des sacs d’or prélevés par l’impôt. Il est alors condamné pour outrage à six mois de prison… Daumier ne lâchera pourtant rien après sa libération, acharné jusqu’à la mort, produisant des milliers de dessins que les lois successives lui soient favorables ou non.
En 1852, le Second Empire rétablit la censure. Une presse satirique résiste pourtant et contourne les interdits. La quantité immense de périodiques empêche alors les censeurs de bien faire son travail, faute de pouvoir tout lire. Les revues changent de nom, disparaissent, réutilisent les titres de journaux disparus pour échapper aux interdictions.
La Commune de Paris réveille pendant quelques mois des caricaturistes déchaînés. Ils seront rattrapés par une nouvelle chape de plomb, cette fois républicaine (merci Adolphe Thiers). Jusqu’à la loi de 1881, l’époque réussit aux illustrateurs peu engagés comme Gustave Doré, ou aux réactionnaires comme Bertall.
La liberté de la presse est à nouveau proclamée par la loi du 29 juillet 1881 - toujours en vigueur aujourd’hui - qui interdit toutefois la diffamation et l’injure. Dans la foulée de sa promulgation, quatre mille publications voient le jour ! C’est un âge d’or pour la presse indépendante, soutenue par de multiples innovations technologiques. “Pour s’en donner une idée, imaginons que nous vivions avec dans nos kiosques une cinquantaine de Charlie Hebdo concurrents”, résume Frémion.
Cette ère bénie est freinée par la première guerre mondiale, pendant laquelle la presse est massivement soumise à la propagande. Les journaux à succès de l’époque pratiquent le nationalisme exacerbé, le racisme décomplexé, la désinformation et la complaisance envers le pouvoir en place (toute coïncidence avec l’époque actuelle est évidemment fortuite). Dans son ensemble, les dessinateurs de presse se jettent dans l’entonnoir militariste, à l’exception notable d’un hebdomadaire qui se lance en septembre 1915 : le Canard Enchaîné.
On s’amuse un peu plus pendant les années folles, avant que les années 1930 ne réveillent la presse d’opinion. La crise de 1929, le Front Populaire, la montée de l’antisémitisme et des fascismes offrent aux lecteurs une presse de résistance où se concurrencent de nouveaux talents. Elle sera stoppée sous Vichy : la censure et le manque de papier obligent alors la plupart des journaux à s'auto-saborder. Mieux vaut oublier cette époque où l’antisémitisme décomplexé et le culte maréchaliste ouvrent des années de honte aux dessinateurs publiés dans l’Hexagone.
La IVe République puis les débuts de la Ve sont un nouvel âge d’or pour le dessin de presse. Siné, Topor, Sempé ou Wiaz font leurs armes à cette époque. Mais l’explosion advient après les évènements de mai 68, grâce à une génération de dessinateurs (Cabu, Reiser, Willem, Wolinski) qui vise à s’affranchir de tous les interdits. Leur subversion ringardise ceux qui les ont précédés. Hara Kiri, puis Charlie Hebdo, attirent une génération spontanée de nouveaux talents qui choquent autant qu’ils amusent, et engendrent une joyeuse concurrence.
C’est cette génération qui est fauchée le 7 janvier 2015, lors de l’attentat contre la rédaction de Charlie. Un événement traumatisant qui illustre comment le monde a changé depuis le début du XXIe siècle : l’affaire des caricatures de Mahomet, l’expression exacerbée des sensibilités, les revendications communautaires ont rendu le rire plus difficile, et même impossible dans certains contextes.
Un autre livre qui sera publié début janvier : “Charlie, quand ça leur chante”, BD écrite et dessinée par Aurel, raconte avec une parfaite acuité cette nouvelle crise du dessin de presse. Alors que la France entière proclamait “Je suis Charlie” il y a dix ans, de nouveaux moralistes - de droite comme de gauche - semblent aujourd’hui moins goûter à l’irrévérence, et réclament que l’humour soit canalisé par respect pour ceux qui sont moqués. Aurel dénonce le lâchage par les patrons de journaux et par les syndicats, la précarisation du métier, la panique morale qui s’empare des lecteurs, tout en acceptant qu’il puisse exister de nouveaux codes culturels différents des siens et moins portés sur le second degré, nécessitant de faire évoluer l’humour avec son temps pour retrouver une nouvelle vigueur. Cette analyse passionnante résonne avec le principal enseignement du livre d’Yves Frémion, qui devrait rassurer les amateurs de caricatures et d’humour politique : l’histoire du dessin de presse est un mouvement permanent de balancier oscillant entre la radicalité et la censure, l’un stimulant toujours l’autre pour provoquer l’éternel retour de chacun.
“Histoire du dessin politique et d’actualité, 1830-2015. De La Caricature à Charlie Hebdo”, par Yves Frémion (éditions Glénat, 45 euros). Disponible.
“Charlie, quand ça leur chante”, par Aurel (Futuropolis, 32 pages, 7 euros). Sortie le 8 janvier.
Crédits photo/illustration en haut de page :
Margaux Simon