Un présentateur/journaliste de télé aussi inculte que sûr de lui, ouvertement raciste et satisfait de l’être, tout entier livré à son narcissisme épais… En 2004, Adam McKay et Will Ferrell créaient l’hilarant personnage de Ron Burgundy, figure ultime de la mutation de l’information sous l’effet de sa marchandisation galopante.
La moustache aussi fringante que le regard vide, Ron Burgundy débarque sur les écrans français un an après la sortie américaine d’Anchorman. Un débarquement tout en discrétion (le nombre d’entrées dans l’hexagone reste confidentiel) pour ce sémillant présentateur-vedette de télévision locale de San Diego des années 70, l’époque du journalisme tout-puissant et reconnu comme source fiable dans l’énonciation de la vérité (le scandale du Watergate date de 74). Mais attention, Ron Burgundy n’est pas Bob Woodward ou Carl Bernstein ! Non, Ron est profondément crétin, inculte, d’un racisme profond bien que placide, et parfaitement misogyne. C’est aussi une vraie star, reconnue par tous dans la rue, célébrée et adorée par son vaste public.
L’enjeu du premier Anchorman est de savoir comment ce personnage confit dans sa bêtise et ses certitudes va gérer la montée en puissance et en visibilité des femmes dans son milieu professionnel où les premiers rôles sont depuis toujours exclusivement réservés aux hommes. Car Ron et sa chaine doivent faire face aux demandes croissantes de diversité venues du public. « Arrêtez-moi si je me trompe mais la diversité est un modèle de vieux bateau en bois utilisé durant la guerre de sécession… » explique-t-il doctement à sa rédaction, illustrant l’une des caractéristiques principales de son personnage : son inculture crasse n’a d’égale que son assurance littéralement sans limite. Au terme d’un très long et difficile apprentissage, Ron finissait par admettre, contraint et forcé, que les femmes pouvaient elles aussi avoir des qualités professionnelles et même présenter un JT toutes seules...
Cette première comédie donnait lieu déjà, à une critique acide du champ médiatique aux États-Unis, bouffé par le narcissisme gras de ses agents, leur ambition démesurée et leurs préjugés. Le réalisateur Adam McKay décrivait au passage les premières conséquences de ce cocktail sur le traitement de l’information, avec la tendance grandissante à privilégier l’anecdote (le film se terminait sur un combat de journalistes essayant de couvrir au plus près la naissance d’un bébé panda au zoo de San Diego…) au détriment de l’info « sérieuse », celle qui permet de mieux comprendre le monde et de se forger une opinion (si si, ça existe). Mais au final, dans ce premier chapitre, l’ego surgonflé de Ron restait une boursouflure, une anomalie drolatique sans véritable signification autre pour le journalisme que sa propension, notamment dans sa version télévisée, à produire des personnalités au narcissisme totalement débridé.
Dans le deuxième épisode (sorti en 2013), Adam McKay s’attaque aux années 80, celles qui virent débarquer aux Etats-Unis beaucoup d’argent sur le marché de l’information, et une révolution : le lancement de la première chaine tv tout-info au monde : CNN (Cable News Network) créée en 1985 sous l’impulsion du milliardaire Ted Turner.
Que raconte donc Anchorman 2 ? Débarqué à New York en compagnie de son adversaire du premier épisode devenue sa femme, Ron (toujours aussi crétin) se trouve licencié du jour au lendemain par un patron de l’info irrité par ses nombreux dérapages (il a par exemple hurlé son texte parce qu’il était écrit par erreur en lettres capitales sur le prompteur…), tandis que son épouse est promue présentatrice du journal du soir. Insupportable pour Ron qui, malgré de petits progrès, a encore du mal à accepter le statut d’égalité entre hommes et femmes. Il quitte son épouse et se retrouve à la rue, alcoolique et dépressif, jusqu’au jour où un producteur vient lui proposer d’intégrer le staff de GNN (Global News Network), une chaine qui va proposer pour la toute première fois à la télé de l’information en continu. « De l’information 24 heures sur 24 ?? Sans vouloir vous offenser, c’est l’idée la plus conne que j’ai entendue de toute ma vie ! » réagit Burgundy avec sa suffisance habituelle, avant de changer brusquement d’avis lorsqu’il réalise le montant du salaire que lui propose GNN. Il accepte l’offre et reprend sur le champ ce qu’il sait faire le mieux dans la vie : « aller chez le coiffeur et présenter les infos ».
Anchorman 2 prend la mesure du bouleversement organique induit par la naissance de l’info en continu sur le corps médiatique, et le film s’avère logiquement bien plus virulent et frontal que le premier opus. Cela commence par l’arrivée de Ron et de son inénarrable équipe de bras cassés au sein de GNN. Plutôt qu’une grande salle de rédaction affairée et studieuse, on découvre une vaste basse-cour ou chaque présentateur-vedette est entouré de ses courtisans (chroniqueurs et producteurs) et se livre à un concours d’egos dans lequel chacun se toise, s’admire, se méprise, se recoiffe ou s’interpelle. La boursouflure égotique de Ron, bénigne et isolée dans le premier épisode, semble s’être multipliée à l’infini. D’anomalie sans gravité au sein d’un organisme globalement sain, elle est devenue l’aboutissement inéluctable d’une maladie du corps entier se manifestant par l’irruption spontanée d’égos sous forme tumorale.
Donner aux gens ce qu'ils ont envie d'entendre
Ce destin cancéreux de l’information à l’ère du marché (dont l’info en continu est une phase terminale) est illustré par une première scène très réaliste (si on excepte les bouffonneries des participants), celle de la préparation du premier journal présenté par Ron Burgundy sur sa nouvelle chaine. S’apercevant que lui et sa bande sont cantonnés au créneau compris entre 2 et 5 heures du matin, le débile en chef se demande comment faire de l’audience dans ce qui est surnommé le « créneau cimetière ». Le brainstorming se concentre très rapidement sur un seul objectif : rendre les infos moins barbantes. Ron énonce alors une phrase qui provoque une véritable révélation auprès de ses collaborateurs : « Je ne comprends pas pourquoi nous devons dire aux gens ce qu’ils ont besoin d’entendre. Pourquoi ne pas leur dire ce qu’ils ont envie d’entendre ? » Dans son innocence d’imbécile (la même qui permet à d’autres de « briser les tabous » sociaux comme l’emploi à vie des fonctionnaires…) Ron émet effectivement la seule interrogation qui vaille sur un marché où, par définition, le but est de vendre, ou plus exactement pour ce qui concerne l’info, de capter de l’attention (1). Toute autre question, qu’elle soit liée à l’utilité sociale des faits rapportés, à l’éthique, ou plus vain encore à la fameuse déontologie journalistique, n’a plus aucune raison d’être posée puisqu’elle n’a pas de valeur marchande.
Le producteur du JT tente bien de résister un peu, affirmant que l’info est censée être ennuyeuse et que leurs idées « vont à l’encontre de toutes les règles du journalisme » mais la mutation est en marche et le sommaire du 2/5 devient un festival de spectacles petits et grands, de divertissement futile et aussi utile à la formation d’une opinion qu’un livre de Bruno Lemaire à l’histoire de la littérature mondiale : en ouverture, un édito posant la question « Pourquoi les États-Unis sont le plus grand pays de l’histoire du monde ? ». Suivent d’autres “reportages“ consacrés à des petits animaux mignons, puis une enquête “sérieuse“ sur « la présence de résidus d’éjaculat dans les lits d’hôtels ».
Le présentateur météo embraye et propose de ne parler que de phénomènes extrêmes, quitte à les inventer. On le retrouvera d’ailleurs en direct le soir-même pour expliquer en surjouant l’affolement que « le vent est vraiment très venteux » et qu’il a vu une femme et son chien être emportés par une rafale… Le préfixe in de information, censé indiquer la formation à l’intérieur (former l’opinion) est remplacée d’un seul coup par le in privatif (comme dans inconscient ou invisible) par la grâce imbécile d’une tablée de « briseurs de tabous ».
Et c’est le carton ! L’audience décolle ! « C’est de la merde et ils ne peuvent s’arrêter de regarder » jubile l’heureux producteur du segment nocturne, oublieux de toutes ses réserves et désormais prêt à continuer à fabriquer de la merde sans rechigner.
Sur la lancée, les simulacres d’information se multiplie à l’écran de GNN avec l’arrivée de « plus de chiffres », de graphiques, des bandeaux, des titres déroulants écrits en lettres clignotantes… Les débats entre intervenants-hurleurs apparaissent aussi. Un festival de vacuité pétaradante, devenue aujourd’hui la norme des chaines tout-info, qui se résume en fin de compte à la seule présence surexposée et surdimensionnée de la figure du présentateur. Ron, licencié autrefois pour avoir dit des gros mots en direct, devient une poule aux œufs d’or, une idole intouchable. Tellement intouchable qu’il est maintenu à son poste même lorsqu’il décide de fumer du crack à l’antenne pour constater “journalistiquement“ les effets de cette substance…
L’aboutissement de cette mutation tumorale de l’info sous l’action du marché/cancer est atteint lors d’une scène imparable dans sa démonstration : pendant que Ron révolutionne sans le savoir le paysage journalistique, son ancienne compagne Veronica (incarnée par Christina Applegate) tente de résister en continuant de proposer des infos plus travaillées et consistantes sur une chaine de TV concurrente de GNN. Elle parvient à décrocher une interview exclusive de Yasser Arafat qui sera diffusée en direct et en confrontation frontale avec le show de Ron Burgundy.
Le présentateur-vedette semble se résigner à être battu (oui, il fut un temps ou l’interview d’un leader politique pouvait attirer plus d’attention que, par exemple, le faux suicide raté d’un chanteur français…) mais juste avant de prendre l’antenne, il est saisi d’une nouvelle intuition “géniale“ en voyant sur un écran des voitures de police lancées à la poursuite d’un chauffard dans les rues de Milwaukee. C’est avec ces images qu’il décide d’ouvrir son JT, sans avoir aucune idée de ce qu’elles montrent vraiment, mais peu importe ! Seul face à la caméra, Ron invente et spécule en roue libre : « Le conducteur pourrait être drogué. Il pourrait mesurer un mètre 70. Il pourrait avoir un otage ou deux… ».
Encouragé par son équipe en régie, il fait durer la séquence le plus longtemps possible pour conserver son auditoire avec l’in-formation parfaite, celle qui n’existe que par le commentaire sans fin et sans fond de son commentateur. Sur la chaine concurrente, l’interview d’Arafat est interrompue (selon l’injonction « Priorité au direct ! » répétée en boucle partout alors qu’elle ne possède aucune évidence sinon celle de créer du mouvement…) pour suivre cette course-poursuite dont on apprendra finalement qu’elle était due à l’état de confusion d’un vieillard de 80 ans…
Dans ce paysage ravagé, Mc Kay n’oublie pas de dénoncer aussi le destin de la (veille) notion d’indépendance, censée être la garante d’une info honnête, à l’abri des conflits d’intérêt. Alors que la fine équipe accumule succès d’audience et trophées, Brian Fantana (Paul Rudd impayable dans le rôle du journaliste d’investigation) tombe sans le faire exprès sur une vraie information d’utilité publique : les avions de la compagnie Koala Airlines perdent des pièces en vol et présentent un grave danger de crash. Joli scoop en perspective !
Seulement voilà, le propriétaire de la compagnie aérienne incriminée n’est autre Kench Allenby, milliardaire australien également propriétaire de… GNN. Comme de bien entendu, le PDG intervient auprès de sa directrice de l’info pour lui expliquer les dommages que cette (vraie) information pourrait avoir sur les cours de bourse de sa société. Confronté aux pudeurs de la cheffe (devenue entretemps l’amante de Ron), Le magnat explique très clairement les choses : « Nous sommes propriétaires des infos. C’est l’avantage ! Ça s’appelle la synergie : une compagnie travaillant avec une autre… » (2). Et l’info ne sera pas diffusée.
La dénonciation minutieuse du nouveau marché “libre et non faussé“ de l’info connaitra son apothéose dans le combat final à mort entre les chaines d’info et leurs représentants à coups de machettes, mitrailleuses, grenades et autres fusils-laser venus du futur… Un grand n’importe-quoi délirant très exactement à l’image de ce marché où des catcheurs/journalistes plus ou moins conscients défendent bec et ongle leur position de confort et leur petite part de marché, peu importe les conséquences sur le corps social.
Sous la forme d’une comédie absurde et clownesque, Anchorman 2 est d’une épatante acuité historique et analytique (3). Il expose très précisément pourquoi et comment les médias de masse (service public compris), sous l’effet métastasique du marché et de son info en continu, sont devenus ce qu’ils sont aujourd’hui, avec leurs conflits d’intérêts inévitables, leurs aveuglements sélectifs, l’abêtissement global et la mise en indigence du débat public qu’ils engendrent. Il explique aussi l’apparition sans cesse renouvelée de « figures de proue » toujours plus odieuses et péremptoires dont le seul rôle est d’enterrer les faits sous l’opinion, le reportage sous l’éditorial, ce qui coûte du temps et du travail sous le commentaire ; commentaire qu’on pourrait définir (pour filer la métaphore jusqu’à son terme) comme le suintement permanent de la tumeur égotique maligne que ces figures incarnent et qui leur sert de gagne-pain.
Notes :
(1) Voir à ce propos le livre éclairant de Bruno Patino « La civilisation du poisson rouge »
(2) Phrase qui rappelle spontanément celle prononcée par un certain Xavier Niel : « Quand les journalistes m’emmerdent, je prends une participation dans leur canard et ensuite ils me foutent la paix ». Citée par Odile Benyahia-Kouider dans son enquête Un si petit Monde (Fayard, Paris, 2011).
(3) Après Anchorman 2, Mc Kay lâchera la comédie pour des films très ouvertement critiques de l’histoire récente des États-Unis et des dérives de son système économique avec The big short (sur la crise des subprimes en 2007), Vice (portrait de l’ineffable Dick Cheney) et tout récemment Don’t look up.
Crédits photo/illustration en haut de page :
Diane Lataste