Alors que la crise ouverte ces derniers jours inquiète le pouvoir à Paris, le dossier de l’eau est le révélateur de la situation explosive dans l’île. Il pointe les abandons multiples et répétés à l’origine du chaos et de l’effondrement d’un pacte social désormais à terre. Second volet de notre enquête sur un scandale de la République.
L’année 2015 a été éprouvante. « Conditionnée par le phénomène « El Niño » », « elle est comparable aux années record côté sécheresses pluviométriques, 1997 et 1973 », notent sur le moment les experts de Météo France spécialistes de la Guadeloupe. Aux Antilles, on ne s’affole pas pour une simple poussée de thermomètre. La chaleur, on connaît. Ce qu’on ne connaissait pas en revanche, c’est l’état réel du réseau de distribution d’eau potable de l’île. Avec la sécheresse, les coupures se sont multipliées et les nerfs de la population ont été mis à l’épreuve. Et pendant que Veolia organisait en catimini l’extradition de sa filiale (longtemps délégataire du marché de l’eau), la Guadeloupe s’est réveillée sonnée…
L’équation impossible
Malgré le choc rien n’a bougé, ou presque. Depuis dix ans, les rapports se multiplient. Avec les mêmes constats à chaque fois : il faut reconstruire la production et la distribution d’eau, ainsi que le système d’assainissement. La facture est salée : autour d’un milliard pour l’eau, et le même montant pour l’assainissement. Problème, les collectivités locales sont... en faillite. Sur les 32 municipalités que comptent la Guadeloupe, 29 d’entre elles voient leurs budgets annuels quasi systématiquement redressés par la Chambre régionale des comptes. À l’échelon supérieur, ce n’est guère mieux : à part peut-être Cap Excellence, la communauté d’agglomération qui regroupe Pointe-à-Pitre, Les Abymes et Baie-Mahault, les cinq autres intercos accumulent dettes et déficits.
Ni pour le passé, ni pour le futur
En Guadeloupe, personne n’a donc les moyens de faire face à pareil investissement. Et l’État ne veut payer ni pour le passé (effacer les dettes) ni pour le futur (financer l’investissement)… Alors ? Alors depuis cinq ans, les élus locaux et les préfets qui se succèdent discutent et s’empaillent au sujet de la future organisation institutionnelle de l’eau et de l’assainissement. Les premiers n’ont qu’un seul objectif : préserver leur pré carré. Au point que plus personne n’est capable de s’y retrouver dans le maquis des responsabilités et de... préciser quelle infrastructure appartient à qui ! Quant aux seconds, ils sont de passage et préparent la suite de leur carrière, et leur retour en métropole une fois la parenthèse insulaire refermée – pas de quoi inciter à se relever les manches et mettre les pieds dans le plat.
Une impasse, une loi…
Face à tant de mauvaises volontés, l’État a fini par faire voter en avril 2021 une loi : proposée par deux parlementaires guadeloupéens, la députée apparentée MoDem Justine Benin et le sénateur LREM Dominique Théophile (ancien cadre supérieur de la… Générale des Eaux Guadeloupe), elle créé un syndicat mixte ouvert (SMO). Celui-ci est supposé remplacer les anciens syndicats intercommunaux (de production et de distribution d’eau) comme le SIAEAG, le principal pendant des années dont l’ex-président a été condamné en 2019 pour détournement de fonds publics et favoritisme dans l’attribution de marchés publics.
Tour de passe-passe
Lancé sur les fronts baptismaux par l’État et le Parlement, le syndicat mixte de gestion de l’eau et de l’assainissement de Guadeloupe (SMEAG) est opérationnel depuis le 1er septembre dernier. Affaire réglée, par conséquent ? Le dossier de l’eau potable en Guadeloupe va-t-il être enfin solutionné ? L’affirmer sur la seule foi de ce tour de passe-passe institutionnel est aventureux. En effet, avec quel argent le SMEAG va-t-il pouvoir à la fois payer les (trop) nombreux fonctionnaires territoriaux hérités des structures qu’il remplace et financer dans le même temps les énormes investissements que l’île attend ? Peu évidente, la logique derrière tout ça nous échappe. À moins qu’il ne s’agisse d’une manœuvre… pour refiler le bébé à la filiale locale de Suez ?
Déjà détentrice de la très rentable délégation de service public relative à l’eau brute agricole, la société se verrait bien prendre le contrôle de l’île, elle qui est aussi toute-puissante en Martinique bien que la situation y soit à peine meilleure qu’en Guadeloupe. Mais ces considérations ne répondent certainement pas à la seule question que se posent toujours les 100 000 Guadeloupéens privés d’eau : combien de temps faudra-t-il encore attendre avant le retour à la normale ? À cette question, personne n’est aujourd’hui en mesure d’apporter ne serait-ce qu’un début de réponse.
Sujet tabou
Dans l’attente, la population s’interroge. Elle cherche à défaut à savoir où est passé l’argent de l’eau. Mais les Guadeloupéens butent sur une répression féroce des pouvoirs publics, comme l’ont expliqué plusieurs représentants d’associations citoyennes à la commission d’enquête de l’Assemblée nationale.
« Depuis que nous réclamons l’application des lois, et que nous enquêtons sur l’usage réservé aux sommes censées financer, via les plans d’actions prioritaires notamment, la réfection du réseau d’eau, la vingtaine de membres actifs que compte notre réseau a fait l’objet de vingt et une gardes à vue, a témoigné Ludovic Tolassy, porte-parole du collectif Moun Gwadloup, durant son audition. M. Chipotel et moi-même avons été traduits en justice. Le préfet Philippe Gustin demandait systématiquement notre comparution devant le tribunal à l’issue d’une garde à vue, même si nous avons toujours été relaxés, compte tenu de l’impossibilité de caractériser les infractions qui nous étaient reprochées […] Nous estimons inacceptable de nous retrouver au tribunal pour avoir réclamé l’application du droit français et international ou dénoncé des collusions d’intérêt entre certains élus et des multinationales ».
On m’a fait comprendre
Patricia Chatenay-Rivauday a elle aussi dénoncé des rétorsions devant la représentation nationale. « Plus d’une fois, a souligné le présidente de l’association de lutte contre la pollution au chlordécone, quand j’ai postulé à une fonction à responsabilité, on m’a fait comprendre que je devais renoncer à la présidence de l’association Vivre et que briguer un poste dans le domaine social n’était pas compatible avec la poursuite de procédures judiciaires contre l’État. Si j’ai toujours gardé la tête haute, je n’en ai pas moins subi des discriminations professionnelles, du fait de mon engagement associatif ».
Des coups de matraque à la vue de tous
Egalement membre de Calou Gwadloup, Astrid Alyana Michée a elle dénoncé une situation intolérable : « Au-delà des gardes à vue, nous constatons depuis l’année dernière une répression policière, a assuré la militante associative devant les membres de la commission d’enquête. Des personnes réclamant de l’eau potable reçoivent des coups de matraque à la vue de tous. Tout le monde en est traumatisé. Personne n’ose prendre la parole par peur. Nous ne pouvons plus défendre nos droits fondamentaux ».
Pressions, menaces, discriminations professionnelles et coups de matraque, quand cela ne suffit pas… En Guadeloupe, le comportement déviant et paranoïaque de l’État face au scandale de l’eau trahit ses propres défaillances. Sa nervosité démontre sa volonté de cacher la vérité à ceux qui lui demandent simplement de se montrer à la hauteur de ses responsabilités. Une opacité qu’il est temps de faire sauter.
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Guadeloupe
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