Suite à la suppression des journaux nationaux de France 3, branle-bas de combat à France Télévisions. Depuis plusieurs années, conséquence de la fusion des rédactions nationales de France 2 et France 3, des journalistes se retrouvent placardisés et relégués à faire des micros-trottoirs. Beaucoup d’entre eux se sentent dépossédés de leur métier et parlent de violence sociale. Une dérive qui se répercute sur la qualité de l’information et sur les choix éditoriaux. Malgré les alertes, notamment de la Société des journalistes de France 3, la direction ne semble pas prendre la mesure du problème.
Mardi 19 novembre, dans les bureaux vitrés de France Télévisions à Paris, la société des journalistes de France 3 et les représentants syndicaux (SNJ et CGT) sont reçus au 6e étage, dans le bureau d’Alexandre Kara. Le directeur de l’information de France Télévisions est tendu, et prévient immédiatement : « J’ai une autre réunion après, je ne pourrai pas vous entendre très longtemps ». L’entrevue ne durera que 30 minutes.
Alexandre Kara est tout sourire devant nous mais derrière il ne fait rien. Il est hors-sol.
« Violence sociale », « déqualification », « souffrance », les mots sont forts ce jour-là face à Alexandre Kara, Muriel Peynet, directrice de la rédaction nationale, et Audrey Guidez, directrice des ressources humaines de l’information. Le mal-être exprimé par les journalistes de France Télévisions s’avère profond et partagé. Quand les représentants syndicaux et les membres de la SDJ exposent la vingtaine de témoignages de journalistes en souffrance, Alexandre Kara les balaie d’une phrase : « 24 témoignages anonymes, ça ne vaut rien. » Énième preuve, peut-être, du management problématique de cet ancien journaliste d’Europe 1 et Paris Match, nommé directeur de l’information du groupe en octobre 2022.
Une problématique est au cœur de la discorde : depuis plusieurs années, et encore plus depuis l’arrêt des journaux télévisés nationaux de France 3 en septembre 2023 (le “12/13” et le “19/20”), beaucoup de journalistes seniors avec plus de 20 ans de carrière ayant le statut de « grand reporter » se retrouvent placardisés. Leurs propositions de sujet sont systématiquement refusées et, à la place, leur force de travail est mobilisée pour produire des micros-trottoirs, exercice habituellement confié au stagiaire-journaliste et au débutant dans la profession. La répétitivité de ces missions, perçues comme un déclassement pour ces reporters aguerris, est source de souffrance et de colère. Face à ces remontées, Alexandre Kara feint de se montrer attentif, avant de s’énerver et de lâcher : « Le plus bel homme ou la plus belle femme du monde ne peut donner que ce qu’il a. On ne peut pas mettre 1200 personnes à l’antenne. » Puis de répéter : « L’antenne a ses limites, on ne peut pas mettre tout le monde à l’antenne. »
Dans la même réunion, les représentants des journalistes s’inquiètent du manque de diversité dans les reportages : « Exemple de sujets impossibles à faire exister à l’antenne : le quotidien des habitants des banlieues sans les stigmatiser, des habitants des banlieues qui réussissent. Pourquoi nous empêcher de travailler et de mettre en lumière ces Français qui se sentent invisibilisés à l’antenne ? » demande un journaliste au directeur de l’information. Réponse d’Alexandre Kara : « Des propositions ont été faites. On doit travailler plus là-dessus. » Mais pour un membre de la SDJ, qui souhaite garder l’anonymat, malgré les promesses de la direction, rien ne change : « Alexandre Kara est tout sourire devant nous mais derrière il ne fait rien. Il est hors-sol. » s'énerve-t-il.
Ces désaccords éditoriaux sont aussi nourris depuis plusieurs mois par la couverture des massacres commis à Gaza par l’armée israélienne : « On fait des tunnels sur la météo, sur les premières neiges, mais quand Netanyahu est ciblé par la Cour pénale internationale (CPI), ça fait 1 minute dans le journal », nous confie un responsable syndical.
France Télévisions est devenu un abattoir. C’est d’une violence inouïe.
Cette réunion avec la direction de France Télévisions fait suite à la collecte, par la Société des journalistes de France 3 (qui a souhaité maintenir son autonomie malgré la fusion), d’une multitude de témoignages de membres de la rédaction. Tous ont préféré garder l’anonymat par crainte de potentielles représailles de la direction. Pour rappel, en juin dernier, comme l’avait documenté Blast, 5 journalistes avaient été sanctionnés pour avoir signé une tribune appelant à faire front contre l’extrême droite.
Si ces témoignages ont chacun leurs spécificités, tous décrivent un même mécanisme et font part d’une même incompréhension : « Mépris, exclusion, déqualification, ou comment résumer en trois mots mon quotidien de journaliste de la rédaction nationale. » Une sensation de descente aux enfers, notamment imposée aux anciens journalistes de la rédaction nationale de France 3, organisée par les ressources humaines et la direction sans offrir aucune explication tangible. « J’ai vu d’autres grands reporters que je respecte beaucoup, se faire maltraiter avant moi. France Télévisions est devenu un abattoir. C’est d’une violence inouïe. »
Au cœur de ces souffrances, l’impression d’une expertise qui n’est plus du tout mise à contribution : « Je suis passé grand reporter il y a moins de 5 ans. Mon quotidien : stagiaire de luxe après 30 ans de carrière. Pas de mission intéressante. Dernière mission à l’étranger aux alentours de 2017. J’ai l’impression d’être déclassé. ». Un sentiment qui semble généralisé : « J’effectue des tâches jamais réalisées auparavant même en débutant. Humiliation, déclassement, infantilisation, maltraitance même. Être traitée comme journaliste de seconde classe, bien en dessous d’un débutant même quand vous êtes très expérimentée, même quand votre travail est encensé. »
Ce déclassement se répercute sur la qualité des productions. Les déplacements en France et à l’étranger pour effectuer des reportages de terrain ont été réduits : « Côté activité, mon métier consiste à faire des bouts de trucs, des micro-trottoirs. Aucune mission à l’étranger. Quasi aucune en France. Plus de chance de me croiser devant la station essence d’Issy-les-Moulineaux qu’à Valence sur les inondations, ou à Washington. » ; « Dans ma vie d’avant sur France 3, que ce soit en tant que CDD puis en tant que CDI, je partais en mission chaque semaine, j’avais de bons retours, je travaillais dans une ambiance sympa sur le terrain, j’aimais mon travail à la télévision, et mes collègues. Aujourd’hui, je ne récolte que des reproches, on me met la pression pour tout et pour rien, mon évolution de carrière est réduite à néant, toutes mes propositions de reportages sont refusées. Je vois bien qu’on cherche à me dégoûter, à me faire partir. »
Car l’enjeu, à la fin, semble bien être celui-là : « Le nouveau red chef me dévalue, oppose les journalistes les uns aux autres, favorise les uns et pas les autres. Objectif : se débarrasser d’une partie des effectifs. » Et, face à cette situation, nombre de journalistes sont sidérés : « Je vois mes collègues les plus compétentes, les plus investies dans leur travail, craquer une à une… Les alertes sur leur santé s’enchaînent sans susciter la moindre réaction. C’est probablement l’aspect le plus vertigineux d’ailleurs : découvrir que ces pratiques managériales, qui ressemblent fort à du harcèlement moral, semblent validées par la RH et la direction. »
Ces témoignages de souffrance et de colère sont présentés comme la conséquence tragique de la fusion de la rédaction de France 3 nationale et de France 2, actée en 2012. Une réforme imaginée par l’ancien directeur général du groupe Rémy Pfimlin et l’ancien patron de France 2, Thierry Thuillier, aujourd’hui directeur de l’information de TF1. L’objectif était de faire des économies, bien sûr, mais aussi de faire rentrer les journalistes dans le rang : « Le point de départ c’est la volonté d’imposer une culture de rédaction corporatiste, autoritaire, qui consiste à diviser les gens et attirer des profils “bankable”», nous confie une source syndicale. Une pente qui ne semble pas près de s’arrêter : en janvier 2024, Delphine Ernotte, la grande patronne de France Télévisions, a annoncé un plan sur 5 ans prévoyant près de 200 millions d’euros d’économies à réaliser d’ici 2028. Dont 100 millions rien que sur la masse salariale.
Ce management violent, guidé par la réduction des coûts, a modifié en profondeur le travail des journalistes. « Taylorisation », « brutalité », des mots utilisés par les équipes pour décrire la disparition progressive des « reportages unitaires », c'est-à-dire des reportages menés de bout en bout par la même équipe. Par souci d'efficacité, les sujets diffusés dans les Journaux télévisés (JT) sont découpés en plusieurs étapes distinctes : une équipe est envoyée sur le terrain pour capter des images, et une autre est chargée de les monter et de les mettre en forme au siège. Une nouvelle séparation entre le terrain et le montage (comment raconter correctement quelque chose que l’on n’a pas vu, pas senti ?) qui permet aussi davantage de contrôle : « Le chef de service et les rédacs chefs veillent sur le montage et changent parfois des séquences, voire même l’angle de départ. Les journalistes sont dépossédés de leur travail et de leur autonomie » relate un membre de la SDJ.
Une ambiance qui se décline jusqu’aux conférences de rédaction, les espaces de discussions entre journalistes dans lesquelles les sujets à traiter sont décidés collégialement. Des réunions ouvertes, sur le papier, mais qui se révèlent en fait peu permissives : « Seuls les chefs de service y participent et s’ils sont censés faire remonter les propositions de sujets de leur service aux rédacteurs en chefs, ce sont en fait souvent eux qui reviennent avec des demandes explicites de la part des chefs », nous livre un membre de la Société des journalistes de France 3. Un constat corroboré par ce témoignage : « Je suis passée de 80 % de sujets proposés et réalisés à 95 % de sujets (ou bouts de sujet) de commande…». Pire, la hiérarchisation de l’information, de laquelle découle les choix éditoriaux, semble même avoir été automatisée : « Aujourd’hui, on rentre notre proposition de sujet dans une case sur un logiciel. Au bout de quelques minutes, on reçoit une pastille rouge, ou une pastille verte, en fonction de si le sujet est accepté par les chefs ou non ». Un processus qui ne laisse, en effet, que peu de place aux discussions.
Compétition, violence, contrôle et une information qui, par la même occasion, perd en qualité et en diversité. La même formule, toujours, mise en place dans les services publics avec obstination, sans que les décideurs publics jugent opportun de réfléchir à un changement de cap. Comme le confie un journaliste de France Télévisions : « Pour Delphine Ernotte, c’est démerdez-vous en bas, et que le plus fort l’emporte. » Doctrine qui semble la ligne directrice du fameux projet de la « BBC à la française » rappelé, en début de semaine, par Rachida Dati. Macronisme, quand tu nous tiens.
Crédits photo/illustration en haut de page :
Morgane Sabouret